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Villes et ségrégation économique et sociale

Résumé :

– La ségrégation résidentielle d’origine économique est un phénomène important que l’on peut expliquer à travers le fonctionnement du marché immobilier.

– Sur ce marché, les individus les plus pauvres ne peuvent entrer en compétition avec les plus riches pour un même logement. Ces derniers vont donc choisir de vivre dans des zones où les aménités (c’est-à-dire les caractéristiques environnementales et sociales auxquelles les individus accordent de la valeur) sont les plus élevées.

– Le jeu politique local qui détermine les impôts et service publics locaux tend à renforcer cette ségrégation économique.

– Des facteurs historiques peuvent également aggraver la ségrégation résidentielle d’origine économique, si par exemple ils conduisent à un décalage entre lieu de résidence des plus modestes et les emplois.

– La ségrégation économique peut déboucher (ou aggraver) une ségrégation sociale, ethnique ou religieuse. Toutefois, cette dernière peut également résulter du « libre jeu » des interactions entre individus.

 

 

 

En France, nous observons une tendance des groupes sociaux à se démarquer spatialement, notamment en fonction de leur richesse. Ce phénomène n’est pas récent mais il s’est accentué depuis la fin des Trente Glorieuses. En effet, ces dernières ne sont pas seulement caractérisées uniquement par une réduction des inégalités économiques, mais aussi par une propension des groupes sociaux à se rapprocher. Ainsi, le sociologue Jacques Donzelot écrit  « il y eut un moment entre la fin des années cinquante et le début des années soixante-dix, où la partie semblait si bien gagnée, que l’on put, en France particulièrement, concevoir et concrétiser une forme d’urbanisme propre à rassembler toute les classes dans un espace urbain unificateur parce qu’homogène. »

La situation s’est aujourd’hui inversée et la carte ci-dessous (source INSEE) illustre cette division de l’espace entre riches et pauvres. Elle montre l’Ile-de-France divisé entre l’Ouest plutôt aisé et l’Est moins favorisé. Description qui peut être encore affinée si l’on considère la banlieue proche du nord, nord-est, pauvre et la zone fortunée de l’ouest parisien.

 

Source : Insee-DGFIP, revenus fiscaux localisés des ménages 2010

 

Comment expliquer cette situation ? Le marché immobilier joue évidemment un rôle : une personne modeste ne peut généralement pas s’offrir un logement dans les quartiers les plus riches. Mais quels sont précisément les mécanismes à l’œuvre ? Par ailleurs, la dimension économique est-elle le seul facteur de ségrégation ? Une ségrégation ethnique ou culturelle peut-elle résulter des interactions entre individus ? Et comment mesurer ces aspects ?

 

1 – Le marché immobilier produit « spontanément » une ségrégation entre riches et pauvres :

 

1.1 Les modèlesmonocentriques

L’économie urbaine s’est développée dans les années soixante, sous les impulsions de W.Alonso, R.Muth et E.Millsautour du modèle de ville monocentrique. Ce modèle propose une explication simple de la formation des prix immobiliers et de la concentration des individus en ville (voir Annexe). Par ailleurs, le modèle peut être adapté pour prendre en comptes des différences de revenus entre individus (ou groupe d’individus) et propose donc une explication de la ségrégation économique. Dans ce cas, l’intuition est la suivante : pour chaque logement, caractérisé dans le modèle par sa distance au centre des villes, il est possible de construire une d’enchère maximale, c’est-à-dire, le montant maximale qu’un individu est prêt à payer pour vivre à cet endroit. Le groupe social qui aura la plus grande enchère, occupera ce logement. Attention, cela ne signifie pas qu’un groupe ne pourrait pas payer plus : les riches, par définitions peuvent toujours surenchérir sur  les pauvres. Mais, si un logement est occupé par un « pauvre », c’est que le « pauvre » accepte de payer plus qu’un « riche » pour occuper ce logement.

Une des conséquences du modèle est que les groupes sociaux vont se localiser en « anneaux » autours des centres villes et ne se mélangeront pas. En effet, on peut généralement montrer que les fonctions d’« enchère » de deux groupes distincts sont différentes, et sous les hypothèses classiques, elles ne vont se couper qu’une fois. C’est-à-dire dans le cas de deux groupes A et B, jusqu’à une distance « x » du centre-ville, le groupe A pourra surenchérir sur le groupe B et l’inverse se produit après cette distance X. S’il y a des riches et des pauvres, nous observerons soit l’ensemble des riches au centre et les pauvres à l’extérieur, soit l’inverse, mais pas les riches et les pauvres vivants au même endroit. Dans leur zone préférée, les riches seront toujours prêts à payer plus que les pauvres, les prix immobiliers seront donc trop élevés pour que ces derniers choisissent d’y vivre également.

Il est possible de générer des situations plus complexes, avec plus de groupes que dans l’exemple précédent (en introduisant un revenu moyen entre riches et pauvres ou un continuum de revenus), ou avec des aménités historiques et naturelles de sorte que les centres villes ou la campagne soient plus ou moins désirables, etc. mais sous des hypothèses assez larges, la structure en « anneaux » et la séparation entre groupes de revenu va perdurer.

 

1.2 Le Spatial Mismatch

Mais peut-on se fier à cette logique purement mécanique ? La carte de l’INSEE ci-dessus montre à la fois la pertinence mais aussi les limites du modèle monocentrique pour expliquer la ségrégation économique. D’un côté il semblerait que plus on s’éloigne de Paris, notamment à l’est, plus le revenu médian des communes devient faible (pour une discussion plus détaillée, voir Brueckner, Thisse et Zenou, 1999). En revanche, ces modèles expliquent plutôt mal les variations locales et en particulier une forte zone de pauvreté géographiquement proche du centre.

Un détour historique permet d’expliquer la déchéance de certains quartiers. Les sociologues ont depuis John F. Kain(1968) développé le modèle du Spatial Mismatch. L’idée est la suivante : lors de l’industrialisation, une forte population s’est installée près des centres d’emplois industriels, généralement en centre-ville aux Etats-Unis, dans les grands ensembles de banlieue en France. A partir des années soixante soixante-dix, la destruction de ces emplois industriels et la tertiarisation de l’économie va provoquer une disparition de ces grands bassins d’emplois qui sont remplacés par des emplois dans d’autres espaces (souvent à la périphérie des grandes villes). La partie de la population la plus mobile (souvent la plus aisée) aurait pu suivre ces nouveaux emplois quand les plus fragiles se seraient trouvés coincés dans les zones où se trouvaient préalablement les centres industriels.

Le Spatial Mismatch traduit cette idée d’un décalage entre l’endroit où vivent les plus fragiles et celui où se trouverait les emplois que ces individus, généralement peu qualifiés, pourraient occuper. Il en résulte un coût (de transport, ou informationnel) trop élevé pour une recherche d’emploi efficace et un maintien dans la précarité.

Beaucoup reste à dire sur le Spatial Mismatch. Par exemple, on peut se demander si la ségrégation ici est purement économique ou se base sur des critères d’avantages sociaux. Par exemple, Judith K. Hellerstein, David Neumark, Melissa McInerney(2008) proposent l’hypothèse d’un spatial-racial mismatchpour les Etats-Unis. On peut aussi se demander par quel mécanisme, les populations pauvres se retrouvent ainsi coincées ? Est-ce seulement lié à des facteurs économiques ?

Toutefois, le Spatial Mismatch a l’avantage d’introduire une réflexion historique dans l’étude de la ségrégation économique. Dans le cas Français, Jacques Donzelot montre que la politique de grands ensembles organise à dessein une séparation entre lieu de vie, de travail et de consommation et donc l’isolement dont souffrent aujourd’hui les plus modestes. En effet, il fallait construire beaucoup pour accueillir les populations arrivant depuis les campagnes, tout en évitant ce que l’on considérait comme « piège moral » de la ville. Il fallait donc construire dans des zones proches des centres d’emplois industriels, tout en les isolants des villes. Aujourd’hui, les politiques de la ville ne reposent plus sur des visions aussi paternalistes, toutefois, ce recul historique nous engage à nous méfier des bonnes intentions et à questionner les objectifs et l’impact réel des politiques de la ville.

 

1.3 Le TieboutSorting

Le paragraphe précédent introduit la notion de politique et il peut être nécessaire de s’interroger sur les interactions entre politiques et marchés immobiliers, ainsi que leurs impacts sur la ségrégation économique.

En effet, des choix politiques peuvent avoir un aspect crucial sur l’organisation spatiale des populations en fonction de leur richesse. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on prend également en compte les logiques de périurbanisation et d’étalement urbain. Ces deux phénomènes peuvent avoir « un effet mécanique » sur la ségrégation économique : par définition l’étalement urbain signifie des aires urbaines plus étendues et donc possiblement une distance plus importante entre les populations modestes et les populations aisées.

Toutefois, un « jeu politique » doit également être considéré en plus d’un simple effet de taille. En effet, en multipliant les communes habitables par les individus travaillant dans les grands centres urbains, il est possible de différencier l’offre de biens et de services publics, ce qui en retour affecte la ségrégation résidentielle par le revenu. Les constructions théoriques autours des intuitions initiales de Tiebout (1956) sur les gouvernements locaux (entendre ici, les conseils régionaux)permettent d’appréhender cette partie du problème.

Tiebout explique que les individus vont choisir les communes dans laquelle ils vivent en prenant en compte les biens et les services offerts par celles-ci. Si une commune produit des services publics qui ne répondent pas aux préférences des individus, soit qu’elle produise des services non désirés ou encore services publics de qualité mais à un prix trop élevé (c’est-à-dire des impôts locaux trop élevés), alors la population de cette commune va souhaiter déménager ou « voter avec ses pieds », pour reprendre l’expression consacrée.

Cette théorie à de nombreuses implications. La première concerne l’efficacité de la gestion des services publics. L’échelon local serait plus efficace que l’échelon « national ». Si cette efficacité a été longuement discutée et parfois remise en doute (voir par exemple Calabrese, Epple et Romano (2007 et 2012)), les autres prédictions issues de l’intuition initiale de Tiebout sont généralement admises.

Elles prévoient notamment des prix immobiliers négativement corrélés avec le niveau de taxe/impôt locaux et une population répartie en fonction de la richesse entre communes. Le premier point découle du fait que, toute chose égale par ailleurs, un individu acceptera de s’installer dans une ville avec un niveau de taxation plus fort sous-condition qu’il soit compensé par un prix de l’immobilier plus faible. La seconde conséquence porte sur les plus riches, qui souhaitent généralement des impôts plus faibles et moins de redistribution[1]que les foyers modestes. Il en résulte l’apparition de communes pour lesquelles il y a une forte compétition « entre riches », parce que les impôts locaux y sont faibles. Dans ces villes, les prix immobiliers sont élevés ce qui en rend l’accès extrêmement difficiles aux ménages modestes.

Carte tirée de ChristophBasten, Maximilian von Ehrlich et Andrea Lassman, Income Taxes, Sorting and the cost of Housing: Evidences from Municipal Boundaries in Switzerland

La carte ci-dessus illustre ce résultat théorique avec des données provenant du canton de Zurich  en Suisse. On observe ainsi une corrélation négative entre loyers (carte de gauche) et niveau de taxation sur le revenu (à droite). Par ailleurs, en utilisant la méthodologie du « boundarydiscontinuity design », qui compare les valeurs prisent par des variables des deux côtés d’une frontière (ici les frontières entre communes), les auteurs montrent que le niveau de taxation aurait un effet causal sur les prix immobilier (ce ne serait donc pas une simple corrélation) et sur le niveau de richesse de la population. Ainsi, les prédictions de Tiebout seraient vérifiées.

Le fait que les riches souhaitent payer moins d’impôts locaux ne signifie pas que les biens et services publics y seront faibles : même avec un pourcentage d’imposition faible, il est possible de collecter une somme importante dans une collectivité « riche » et donc de fournir des biens publics de qualité. Toutefois, pour maintenir la qualité des services publics, il faut tenter d’en contrôler l’accès. En effet, les individus au revenu « faible » par rapport à celui de la commune pourrait être tentés de s’y installer, de profiter des services publics de qualités tout en contribuant faiblement à leur entretien. Les « riches » peuvent ainsi craindre que les « pauvres » free-rident l’entretien des services publics en s’installant dans des villes au revenu moyen élevé.

Cette peur du free-riding peut conduire à des équilibres politiques où les plus aisés acceptent de payer pour empêcher les plus pauvres de s’installer dans leur commune. Calabrese, Epple et Romano (2007) montrent ainsi que des politiques extrêmement contraignantes en matière de construction de logements peuvent ainsi être supportées à « l’équilibre » du jeu politique. De même, en France, certaines communes peuvent accepter de payer des amendes plutôt que de remplir les exigences de la loi SRU en matière de logement social. De même, le sociologue Fabien Desage soutient que les maires essaient d’influencer les attributions de logements sociaux afin que ceux-ci soient alloués à des personnes désirables, par exemple de jeunes adultes dont les parents vivent déjà dans la commune. Ainsi, la commune respecte le quota de logements sociaux sans pour autant attirer de pauvres de « l’extérieur »[2].

Ainsi, le marché immobilier (aggravé par un possible décalage entre le marché du logement et celui de l’emploi) produirait spontanément une ségrégation économique avec des pauvres cantonnés dans quelques zones et des plus riches vivant en banlieue péri-urbaine ou centre-ville. Mais cette ségrégation économique peut-elle conduire à une ségrégation culturelle, sociale ou ethnique ?

 

 

2 – Vers une ségrégation culturelle et sociale ?

 

2.1 Une extension de la ségrégation économique

La ségrégation économique qui tend à séparer « riches » et « pauvres » peut conduire à une ségrégation sociale, culturelle ou ethnique. En effet, les distributions de revenus sont rarement identiques au sein des groupes culturels et ethniques. Par exemple, aux Etats-Unis, la population afro-américaine est plus pauvre que la population « blanche » et en France, les populations « issues de l’immigration », en particulier non-européennes sont en moyenne plus pauvres[3]. A la lumière de ces faits et des mécanismes précédemment cités, il n’est donc pas étonnant d’observer une certaine forme de ségrégation ethnique ou culturelle.

Par ailleurs, il est possible que deux groupes sociaux différents aient des préférences différentes pour certains biens publics. Par exemple un groupe disposant d’un « capital culturel » peuvent préférer des villes disposant de biens publics comme des théâtres, des opéras, etc. qu’un autre groupe ne souhaite pas financer. Dans ce cas, on peut de nouveau appliquer le modèle de Tiebout pour expliquer une séparation forte entre ces deux groupes sociaux. Evidemment, si le sorting (classement) des individus provient de leurs préférences, il faudrait se demander si celles-ci ne résultent pas en amont d’une différence de richesse (par exemple une éducation dans un milieu aisé favorise le développement d’un goût pour le théâtre). Dans ce cas, la ségrégation serait une fois de plus économique, bien qu’opérant via un canal direct et également via la construction des préférences.

Mais peut-on croire que l’économique soit le seul facteur ? Supposons l’existence de deux groupes (par exemple, en suivant la littérature scientifique américaine deux groupes ethniques différents). Sous quelle condition va-t-on observer une ségrégation entre ces deux groupes ?

 

2.3Le modèle de Schelling

Thomas Schelling s’est rendu célèbre en parti pour son modèle de ségrégation non voulue. Dans celui-ci, deux groupes d’individus, représentés par des jetons de couleur sur un échiquier, ont des préférences pour leurs environnements. Chaque individu souhaite vivre entouré de pions/individus des deux couleurs (il y a donc une préférence pour la diversité), mais avec une légère préférence pour son propre groupe. On peut par exemple imaginer que chaque pion souhaite vivre entouré de pions dont les 2/3 seraient de « sa couleur » et le tiers restant de l’autre. Par ailleurs, Schelling autorise les pions à se déplacer successivement afin d’améliorer leur environnement.

En simulant les mouvements successifs des pions, Schelling montre que l’on tend rapidement vers une très forte ségrégation. Ce résultat est toutefois tributaire d’hypothèses parfois restrictives. ToutefoisPancsa et Vriend (2007) montrent que le résultat de Schelling peut survenir même si tous les agents ont des préférences strictes pour l’intégration.

 

Notons toutefois que ce résultat, plutôt pessimiste, dépend d’une hypothèse : celle de l’existence de deux groupes. Une fois encore, la sociologie et l’histoire sont éclairantes. Les préférences considérées comme données dans le modèle de Schelling peuvent en fait évoluer dans le temps, de sorte que, des individus qui autrefois voyaient deux populations peuvent n’en voir plus qu’une seule et inversement.

 

2.4 Quelques éléments empiriques

Mais, observe-t-on réellement de la ségrégation socio-culturelle ou raciale dans des données ? Il est important de comprendre comment, au-delà des explications théoriques, la ségrégation sociale, culturelle, religieuse ou ethnique affecte les marchés immobiliers. Deux articles, utilisant des méthodes économétriques largement différentes permettent d’illustrer cette réalité.

En premier lieu, Card, Mass et Rothstein (2008) étudient les « tipping point » liés à la ségrégation. La plupart des modèles de ségrégations font état de points critiques, c’est-à-dire de seuils dans la proportion de minorité au sein d’un quartier au-delà duquel, la majorité préfère fuir. Etudiant les villes américaines, ils constatent que les quartiers dans lesquelles la population issue de minorités dépasse un seuil, généralement situé entre 5 et 20%, connaissent ensuite une forte chute dans la population « blanche ». L’existence de ces seuils témoigne d’une véritable ségrégation contre les minorités : la majorité blanche déserte les lieux dans lesquels ils commencent à s’implanter trop massivement.

Bayer et McMillan (2012) propose une méthodologie radicalement différente pour estimer directement les préférences des individus, en autorisant ces préférences à dépendre de « variables endogènes », comme la composition démographique d’un quartier. Cette méthode permet d’estimer les dispositions à payer des individus(le loyer qu’ils sont prêts à payer) pour habiter dans des logements situés dans certains quartiers, en particulier en fonction de la composition démographique de ces quartiers. Sans surprise, ils découvrent des préférences largement endogames : les individus sont prêts à payer pour vivre avec des individus qui leurs ressemblent et à payer pour éviter les quartiers peuplés d’individus qui leurs sont différents. Par exemple, une personne sans diplôme universitaire  a une disposition à payer de 26$ inférieure à la moyenne pour vivre dans un quartier avec 10% de diplômés supplémentaire. En revanche, les diplômés sont prêts à dépenser 32$  de plus que la moyenne. De même, la population afro-américaine est prête à payer 98$ de plus que la moyenne pour vivre dans un quartier avec 10% d’afro-américain en plus. Notons que ce résultat est à prendre comparativement à la moyenne, ici la « population blanche » qui a une disposition à payer négative vis-à-vis de la « population noire » et donc accepte de payer pour ne pas vivre auprès d’afro-américains.

Par ailleurs, dans un autre article, Bayer et al. (2013) montrent que les populations hispanique et afro-américaine payent plus chers lorsqu’ils achètent un logement (de l’ordre de 3%) et que cette prime n’est pas liée à leur capacité de financement. Pourtant, cette différence n’est pas nécessairement due à une aversion des groupes ethniques entre eux. Les auteurs ne trouvent pas de variation significative de cette « prime » lorsque le vendeur et l’acheteur appartiennent au même groupe ou à des groupes différents. Il y a donc bien une ségrégation en fonction de l’origine ethnique sur les marchés immobiliers Etats-Unien, mais cette dernière n’est pas nécessairement réductible à une préférence pour son propre groupe ethnique.

 

Conclusion

Le marché immobilier produit une ségrégation économique. Le modèle de ville monocentrique peut aider à comprendre comment les individus vont se répartir dans l’espace en fonction de leur richesse. Les plus riches souhaitant s’installer là où il est comparativement plus facile d’obtenir des logements larges, ou là où aménités (naturelles ou historiques) sont les plus fortes.

Toutefois, pour comprendre la ségrégation économique, il est aussi nécessaire d’étudier comment peuvent se former des décalages entre les bassins d’emplois et les zones où vivent les plus modestes et comment ces derniers peuvent se retrouver « coincés » dans certains endroits et ainsi créer des zones de grandes pauvreté (théorie du spatial mismatch).

De même, le jeu politique local et en particulier le niveau d’impôts locaux et de services publics locaux peut s’avérer crucial pour comprendre les fortes disparités de revenus entre communes. Cette ségrégation résidentielle d’origine économique peut également favoriser une ségrégation d’origine sociale et culturelle même si cette dernière peut également découler du jeu des interactions entre individus, mêmes lorsqu’ils sont favorables à l’intégration (modèle de Schelling).

 

 

Référence :

– ChristophBasten, Maximilian von Ehrlich et Andrea Lassman, Income Taxes, Sorting and the cost of Housing : Evidences from Municipal Boundaries in Switzerland, working paper,juillet 2014.

– Patrick J. Bayer, Robert McMillan, Tiebout Sorting and Neighborhood Stratification, Journal of Public Economics, Volume 96, Issues 11–12, December 2012

– Patrick Bayer, Marcus Casey, Fernando Ferreira et Robert McMillan, Estimating Racial Price Differentials in the Housing Market, NBER working paper 2013.

Stephen M. Calabrese, Dennis N. Epple, Richard E. Romano, On the Political Economy of Zoning
Journal of Public Economic,s 91(1-2), February 2007; 25-49.

Stephen M. Calabrese, Dennis N. Epple, Richard E. Romano, Inefficiencies from Metropolitan Political and Fiscal Decentralization: Failures of Tiebout Competition,The Review of Economic Studies, 79(3), July 2012; 1081-1111.

David Card, Alexandre Masand Jesse Rothstein, Tipping and the Dynamics of Segregation, The Quarterly Journal of Economics (2008) 123 (1): 177-218.

– Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, 1995.

– Fabien Desage, 20% de logement sociaux minimum, mais pour qui ? La loi SRU à l’épreuve de la « préférence communale », Savoir/agir, dosser « politiques du logement », juin 2013.

– Xavier De Souza Briggs, Civilization in Color: The Multicultural City in Three Millennia, City and Community, Volume 3 (I4), Decembre 2004.

– Jacques Donzelot,La ville à trois vitesses: relégation, périurbanisation, gentrification, Esprit, Mars 2004.

– Jacques Donzelot, La France des Cités, fayard, 2013.

– Masahisa Fujita, Urban Economic theory, Land Use and City Size, Cambridge University Press, 1989

Judith K. Hellerstein, David Neumark, Melissa McInerney, Spatial Mismatch or Racial Mismatch?,Journal of Urban Economics, Volume 64 issue 2, Spetembre 2008.

Robert W. Helsley, William C. Strange, Gated Communities and the Economic Geography of Crime,Journal of Urban Economics,Volume 46, Issue 1, July 1999, Pages 80–105

– Kain, John F. (1968). « Housing Segregation, Negro Employment, and Metropolitan Decentralization ».Quarterly Journal of Economics82 (2): 175–197

– Laurent Mucchielli, l’invention de la violence, 2011.

– Romans Pancs, Nicolaas J. Vriend, Schelling’s Spatial Proximity Model of SegregationRevisited, working paper 2003.

– Powdthavee et Oswald,Does money make people Right-Wing and inegalitarian, Study and lottery winner,working paper ,2014.

– Thomas Shcelling,Dynamic Models of Segregation, Journal of Mathematical Sociology, 1971.

– Charles M. Tiebout, A Pure Theory of Local Expenditures, The Journal of Political Economy, Vol. 64, No. 5, (Oct., 1956), pp. 416-424

– Rapport Insee cité: http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/IMMFRA12_k_Flot5_con.pdf

 

 

Rappel: Le Modèle Monocentrique

 

Dans ce modèle, un ensemble d’individus « consomme » à la fois du logement et un bien composite, représentant l’ensemble des autres biens consommations. Par ailleurs, le modèle suppose l’existence d’un point où les individus doivent se rendre, par exemple pour travailler ou pour pouvoir acheter le bien composite. Enfin, les déplacements vers ce point sont couteux. Ces quelques prémices impliquent qu’un individu va souhaiter vivre au plus près du point structurant (qui de fait devient le centre-ville) et doit être compensé pour accepter de s’en éloigner. Cette compensation prend la forme de prix immobiliers plus bas qui permettent d’obtenir des logements plus grands. Ainsi, le modèle monocentrique explique simplement pourquoi le prix des logements et la densité de population augmentent à mesure que l’on s’approche des centres villes.

 

Ce modèle peut être adapté pour expliquer les phénomènes de ségrégation économique. Supposons l’existence de deux groupes, les riches et les pauvres. En fonction de leurs préférences pour des logements plus grands et de leur cout de transport (ce dernier est à prendre au sens large, il intègre les couts direct de transports mais aussi les couts d’opportunités, par exemple la valeur du temps perdudes trajets), les riches et les pauvres vont préférer vivre dans des lieux différents. Par exemple, si les riches ont une préférence plus marquées pour les logements les plus grands et des couts de transport faible, ils vivront tous en banlieue et les pauvres, incapable de payer le même prix que les riches en banlieue, seront catonnés en centre-ville.

 

Brueckner, Thisse et Zenou (1999) modifient légèrement ce cadre d’analyse pour prendre en compte le niveau d’aménité offert par les villes, c’est-à-dire les caractéristiques de l’environnement (la beauté des centres villes historiques ou celle de la campagne entourant la ville, etc). Selon eux, en intégrant ces facteurs, on peut plus facilement expliquer pourquoi les pauvres sont davantage concentrés dans les centres villes aux Etats-Unis (ils prennent l’exemple de Détroit) alors qu’en Europe (par exemple dans Paris) se sont les riches qui vivent dans les centres.

 

 

Notes:

[1] La raison principale est qu’en moyenne, les « riches » contribuent plus au financement de ces biens et services publics que les ménages modestes. Ils en désirent comparativement moins. Sur ce point, on peut lire l’étude de Powdthavee et Oswald, Does money make people Right-Wing and inegalitarian, Studyoflottery winner, 2014 qui analyse le gout pour la redistribution des vainqueurs de loterie.

[2] Un argument similaire peut être trouvé chez Jacques Donzelot. Selon lui, les communes souhaitent attribuer les logements à des foyers modestes utiles, par exemple capable de produire des services d’aides à la personne ou d’éducation dont les plus riches sont friands.

[3] Un rapport de l’Insee s’ouvre par : « En 2010, les immigrés vivant dans unménage ordinaire en France métropolitainedéclarent un salairenet mensuel médian de1 400 euros, contre 1 550 euros chez lesnon-immigrés », l’écart se joue principalement pour les immigrés d’origine non-européenne. Les descendants d’immigrés souffrent également d’une différence de revenu, mais plus modeste. http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/IMMFRA12_k_Flot5_con.pdf

 

 

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