Doit-on craindre la hausse des inégalités ?

Résumé

- Les inégalités économiques en France augmentent depuis le milieu des années 2000 et se situent au niveau de la moyenne des pays de l’OCDE.

- La théorie classique prévoyant une relation positive entre le niveau des inégalités économiques et la croissance économique est mise à mal par les études empiriques récentes.

- Il semblerait que les inégalités économiques entrainent un risque de crise économique, une dégradation de l’environnement et du niveau d’éducation d’un pays, une hausse de la criminalité et de l’instabilité politique.

Les inégalités en France

Une idée largement répandue voudrait que la France se distingue des autres pays par un niveau d’inégalité économique très faible. En réalité, lorsque l’on regarde les données disponibles pour les pays de l’OCDE, on se rend compte que la situation française n’est pas aussi clémente (cf. figure 1). En matière d’inégalité de revenu mesuré par le coefficient de Gini après impôts et transferts[1] , la France se situe au niveau de la moyenne des pays de l’OCDE. En 2010, son niveau d’inégalité est certes plus faible que les pays anglo-saxons (États-Unis, Irlande, Australie et Nouvelle-Zélande), mais reste supérieur à un certain nombre de pays, dont les pays scandinaves (Norvège, Suède et Finlande), certains pays d’Europe de l’Est (République Tchèque, Slovénie et République Slovaque) et certains de ses voisins géographiques (Allemagne et Pays-Bas).

Figure 1 : Coefficient de Gini après impôts et transferts en 2010

Note : Il s’agit de l’année 2009 pour la Hongrie, la Nouvelle-Zélande, l’Irlande, le Japon, la Turquie et le Chili. Sources : OCDE, BSi-Economics

Ces différences de niveaux peuvent s’expliquer en partie par le type de société « voulu » par les citoyens. Ainsi, les pays anglo-saxons se caractérisent par la volonté de mettre en avant les efforts individuels ce qui se traduit par de fortes disparités de revenu. A contrario, les pays scandinaves sont connus pour leur volonté d’avoir une échelle de distribution des revenus resserrée et des politiques redistributives importantes. La France se situe à mi-chemin entre le modèle anglo-saxon et celui scandinave en matière d’inégalités. Si les efforts doivent être récompensés, les inégalités qu’ils engendrent sont fortement réduites par notre système fiscal.

Au-delà du niveau des inégalités en France par rapport aux autres pays de l’OCDE, il importe de regarder les grandes tendances. Selon le coefficient de Gini ou l’indicateur (100-S80)/S20[2] , le niveau des inégalités de niveau de vie est resté stable entre 1996 et le milieu des années 2000 (cf. tableau 1). À partir de 2005 et jusqu’en 2011, les inégalités n’ont fait que d’augmenter et retrouvent leur niveau de 1980 (Fremeaux et Piketty, 2013). D’après l’indicateur interdécile D9/D1[3] , la hausse serait plus récente et débuterait entre 2009 et 2010. Toutefois, l’importance n’est pas de connaitre le début exact de cette tendance à la hausse, mais de comprendre les répercussions que cela peut avoir sur notre société. Ainsi, nous devons nous interroger sur les effets potentiels des inégalités sur le bien-être de la population.

Tableau 1 : Indicateur d’inégalité de niveau de vie entre 1996 et 2011

Selon les classiques, les inégalités économiques seraient source de croissance

Selon l’approche classique, un niveau important d’inégalités économiques est positif pour la société. En effet, les inégalités produisent une incitation importante pour l’innovation favorisant ainsi la croissance économique. D’après cette approche, les individus acceptent d’innover, d’investir et de travailler durement s’ils peuvent bénéficier de revenus conséquents par la suite. Les inégalités ne sont alors que la résultante de la récompense pour des efforts préalablement fournis. Dans cette optique, les inégalités tirent l’ensemble de la société vers le haut.

Un autre argumentaire provenant toujours de la théorie classique peut également servir de justification aux inégalités. Il s’agit de la propension marginale à épargner qui s’accroit avec la hausse des revenus. Ainsi, lorsque des personnes aisées reçoivent des revenus supplémentaires, elles épargnent plus que si le même niveau de revenu supplémentaire avait été distribué à des personnes modestes. En effet, les personnes se situant en bas de l’échelle de la distribution des revenus consacreront le revenu supplémentaire à l’augmentation de leur consommation afin de répondre à leurs besoins. C’est seulement s’ils arrivent à atteindre un niveau de vie suffisamment élevé qu’ils pourront se mettre à épargner le revenu supplémentaire. L’aptitude des personnes aisées à augmenter le stock d’épargne disponible permet de diminuer les coûts d’emprunts et favorise ainsi l’investissement grâce à la baisse du taux d’intérêt. Ce mécanisme va créer de la croissance économique et bénéficier à tous. De cette manière, les inégalités permettent de créer des situations ou certaines personnes perçoivent suffisamment de revenus pour en épargner une fraction et financer des investissements, toutes choses égales par ailleurs.

Cette approche est remise en cause via les effets pervers des inégalités sur la société

Si ces deux justifications peuvent paraitre séduisantes, les économistes rencontrent des difficultés à établir un consensus sur les effets des inégalités sur la croissance économique. Certaines études trouvent que l’effet entre le niveau des inégalités et la croissance économique est bien positif (Forbes, 2000), alors que d’autres concluent à un effet négatif (Barro, 1999) ou à une relation en forme de U-inversé, sans pour autant définir de seuil (Banerjee et Duflo, 2003). De plus, deux chercheurs du Fonds Monétaire Internationale avancent l’idée que le niveau élevé des inégalités serait une des causes de l’origine des crises de 1929 et de 2008 aux États-Unis (Kumhof et Rancière, 2010). En s’appuyant sur des observations empiriques et un modèle théorique, les auteurs montrent que la hausse des inégalités qui a amené à un niveau élevé des inégalités juste avant le début des deux crises est une des raisons de leur éclatement. Selon leur modèle, la hausse des inégalités amène les personnes aisées à prêter toujours plus d’argent aux personnes modestes entrainant ainsi le développement du système financier. De cette manière, les individus se situant en bas de l’échelle peuvent continuer à consommer alors que leur niveau de ratio dette-revenu augmente dramatiquement. L’octroi de prêt à des ménages ayant des situations de plus en plus fragiles et le développement de l’intermédiation bancaire peut fragiliser le système financier et entrainer l’éclatement d’une crise comme celles de 1929 et 2008.

Au-delà des effets purement économiques, les inégalités économiques peuvent avoir des répercussions négatives sur certains aspects sociaux et limiter ainsi le développement des pays (Thorbecke et Charumilind, 2002). Tout d’abord, il semble exister une relation positive entre niveau d’inégalités et criminalité. G. Becker, prix Nobel d’économie, est le premier avoir mis en évidence cette relation en 1968 (Becker, 1968). Par la suite, de nombreux auteurs ont testé empiriquement cette relation en contrôlant pour les risques d’endogénéité et ont trouvé un effet positif (Fajnzylber et al. 2002a 2002b). Dans l’approche économique de la criminalité, les individus sont rationnels et opèrent une analyse coût-opportunité entre travailler légalement et être criminel (un article sur le lien entre économie et criminalité a fait l’objet d’une publication sur BSi). Plus les inégalités sont fortes et plus les revenus potentiels tirés d’une activité criminelle sont élevés. Dans ce cas il devient avantageux d'être criminel.

Le niveau d’émission de pollution semble également positivement corrélé avec les inégalités (Boyce 1994 et Boyce et Torras 1998). En effet, les inégalités se traduisent par une captation des revenus issus de l’activité économique plus importante en haut de l’échelle de distribution des revenus. Par ailleurs, c’est l’activité économique qui génère ces revenus. Ainsi, lorsque les inégalités augmentent, les personnes se trouvant en haut de l’échelle de distribution perçoivent plus de revenus et n’ont pas intérêt à diminuer l’activité économique qui est génératrice de pollution. Ils vont alors peser de tout leur poids sur les politiques pour limiter au maximum toutes normes environnementales contraignantes.

Le choix d’investir dans l’éducation peut aussi être mis à mal lorsque les inégalités sont importantes et qu’il y a une reproduction sociale forte entre les générations (Bourguignon et al. 2007). Dans cette situation, les personnes se situant en bas de l’échelle des revenus peuvent penser qu’elles n’arriveront jamais à atteindre un niveau social plus élevé, car il y a peu de mobilité. Elles n’ont alors aucune motivation à investir dans l’éducation.

Enfin, il semblerait que les inégalités puissent amener à une plus grande instabilité politique (Alesina et Perotti 1996). Cette approche se fonde sur la théorie de la privation relative selon laquelle les personnes qui ont un faible revenu sont frustrées de ne pas pouvoir vivre aussi aisément que ceux en haut de l’échelle de distribution. Ce sentiment entraine alors des actions politiques collectives violentes de la part des mécontents (Muller 1985).

Conclusion

Bien qu’a un niveau relativement modéré, les inégalités économiques en France ne cessent d’augmenter depuis le milieu des années 2000. Cette tendance peut être souhaitable si elle entraine une amélioration des conditions de vie pour l’ensemble de la population. Cependant, nous venons de voir que les effets positifs des inégalités sur la croissance économique sont loin d’être certains. Au contraire, il semblerait qu’un niveau élevé d’inégalités puisse entrainer un risque de crise économique, une dégradation de l’environnement et du niveau d’éducation d’un pays, une hausse de la criminalité et de l’instabilité politique. Pour ces raisons, il est essentiel de bien comprendre les enjeux liés autour des inégalités et de limiter au maximum la hausse de celles-ci.

Références:

- Alesina A. et Perotti R., 1996, Income Distribution, Political Instability, and Investment, European Economic Review, Vol. 40, No 6, pp. 1203-1228

- Banerjee A. V., Duflo E., 2003, Inequality and Growth: What Can the Data Say?, Journal of Economic Growth, Vol. 8, No. 3, pp. 267-299

- Barro R. J., 1999, Inequality, Growth, and Investment, National Bureau of Economic Research, Working Paper 7038. NBER, Cambridge, MA

- Becker G, 1968, Crime and punishment : an economic approach, Journal of Political Economy, Vol. 76, pp. 169-217

- Bourguignon F., Ferreira F. H. G. et Walton M., 2007,Equity, Efficient and Inequality Traps: A Research Agenda, The Journal of Economic Inequality, Vol. 2005, No 2, pp. 235-256

- Boyce J. K et Torras M., 1998, Income, inequality, and pollution: a reassessment of the environmental Kuznets Curve, Ecological Economics, Vol. 25, No 2, pp. 147–160

- Boyce J.K., 1994, Inequality as a cause of environmental degradation, Ecological Economics, Vol. 11, No 3, pp. 169–178

- Fajnzylber P., Lederman D. et Loayza N., 2002a, What causes violent crime?, European Economic Review, Vol. 46, No 6, pp. 1323-1357

- Fajnzylber P., Lederman D. et Loayza N., 2002b, Inequality and Violent Crime, Journal of Law & Economics, Vol. 45, No 1, pp. 1-40

- Fremeaux N. et Piketty T., 2013, Report on growing inequalities and their impacts in France, 137 p.

- Fobes K., 2000, A Reassessment of the Relationship Between Inequality and Growth, American Economic Review, Vol. 90, No. 4, 869-887

- Kumhof M., Rancière R., 2011, Inequality, Leverage and Crises, CEPR Discussion Papers, Number 8179

- Lévêque C., 2012, Crime et économie, BSI-Economics

- Muller E . N., 1985, Economic inequality, regime spresiveness and political violence, American Sociological Review, Vol. 53, No 1, pp. 56-68

- Thorbecke E. et Charumilind C., 2002, Economic Inequality and Its Socioeconomic Impact, World Development, Vol. 30, No 9, pp. 1477-1495

Notes:

[1] Le coefficient de Gini est un indicateur permettant de mesurer la dispersion des revenus au sein d’une société. Il varie de 0 (situation parfaitement égalitaire) à 1 (situation inégalitaire).

[2] Cet indicateur mesure la part des revenus disponibles par Unité de Consommation détenus par les 20 % les plus riches par rapport à celle détenue par les 20 % les plus modestes. Si l’indicateur augmente, cela signifie que les inégalités croissent.

[3] Le rapport interdécile D9/D1 mesure le rapport entre le niveau de vie des 10 % les plus riches (borne inférieure) et les 10 % les plus pauvres (borne supérieure). En 2010, les 10% les plus riches avaient un niveau de vie 3,6 fois supérieur au 10 % les plus pauvres.