Les causes communes des crises financières (Etude)

Résumé :

·         Le syndrome « cette fois c’est différent » constitue un marqueur systématique de la phase ascendante du cycle économique et financier précédant le retournement. La dernière crise financière n’a pas échappé à cette règle, masquée par la « Grande Modération » ;

·         L’histoire économique oblige à tempérer l’optimisme de ceux qui ne voient dans une situation de surchauffe financière que le reflet d’une nouvelle ère de profits sans risque. Elle met en exergue une matrice causale commune aux crises financières : des innovations financières mal calibrées, une boucle rétroactive entre accélération de la distribution de crédit et bulle d’actifs, des inégalités économiques élevées et enfin des conflits d’intérêt propices au laisser-faire ;

·         Les innovations financières ont joué un rôle central dans les périodes d’émergence des crises financières : visant le plus souvent à attirer l’épargne et fluidifier les transactions, elles servent aussi à contourner les réglementations en vigueur et multiplient les connexions opaques entre les acteurs de marché ;

·         Mêlé à ces innovations financières, le crédit bancaire distribué en quantité excessive nourrit les bulles d’actifs, amplifie le cycle financier et les conséquences du retournement.

Le syndrome « cette fois c’est différent », visant le plus souvent à justifier le profil arqué de la hausse du prix des actifs, constitue un marqueur systématique de la phase ascendante du cycle économique et financier précédant le retournement. La dernière crise financière, responsable de la Grande Récession depuis 2008, n’a pas échappé à cette règle. En effet, la théorie macroéconomique dominante a longtemps crié victoire au regard de la stabilité que les économies des pays développés avaient connue depuis le milieu des années 1980. Beaucoup d’économistes, à l’instar de Bernanke (2004), avaient alors expliqué cette Grande Modération de la volatilité de l’inflation et de la croissance par l’amélioration de l’efficacité de la politique monétaire. Depuis la Grande Récession, ce même édifice intellectuel a été grandement remis en cause par l’incapacité de la majorité des économistes à repérer la fragilité du système économique. La question du cycle à travers la volatilité de croissance et de l’inflation a masqué l’évolution d’autres variables économiques de premier ordre : dettes privées, inégalités, dérégulation financière. Les économistes savent aujourd’hui qu’ils n’ont pas regardé au bon endroit, à l’instar des crises précédentes.

Face aux limites de la théorie macroéconomique, la connaissance de l’histoire économique est d’une aide précieuse. D’une part, elle nous raconte que les crises économiques et financières sont endogènes au fonctionnement du capitalisme. D’autre part, et c’est peut-être le point le plus important, l’histoire économique nous invite à la prudence : les leçons des crises passées obligent à tempérer l’optimisme de ceux qui ne voient dans une situation de haut de cycle tirée par le crédit que le reflet d’une nouvelle ère et de perspectives de profits sans risque, miroir de l’aveuglement de l’économiste Irving Fisher en 1929.

Nous mettons ici en exergue les invariances à l’œuvre dans l’émergence des grandes crises financières narrées par Chavagneux (2013). À travers la crise des tulipes dans la Hollande du 17ème siècle, la chute du système de Law dans la France du 18ème siècle, la panique de 1907, la crise de 1929 et la crise des subprimes, nous montrons qu’une matrice causale commune des crises financières existe, composée de quatre éléments principaux : des innovations financières mal calibrées, une boucle rétroactive entre accélération de la distribution de crédit et bulle d’actifs, des inégalités économiques élevées et enfin des conflits d’intérêt propices au laisser-faire.Les deux premiers sont discutés ici et les deux suivants dans une prochaine contribution.

1. Des innovations financières mal contrôlées

Nous adoptons ici une définition assez large des innovations financières, à savoir l’apparition de nouveaux produits, de nouveaux acteurs ou de nouvelles règles dans le cercle de la finance. Leurs fonctions peuvent être diverses : visant le plus souvent à capter les flux d’épargne via des véhicules plus performants ou moins onéreux, elles peuvent aussi servir à contourner les réglementations en vigueur ou encore à accroître les commissions des financiers par le biais d’une augmentation des rendements. Ainsi, si leur but consiste généralement à fluidifier les transactions financières tout en assurant plus de sécurité, cesinnovations ont joué un rôle central dans les périodes d’émergence des crises financières et ont de ce fait amplifié le cycle et les conséquences du retournement, en raison de leur mauvais usage, de leur calibration hasardeuse ou encore de leur réglementation insuffisante.

Le commerce des tulipes en Hollande au début du 17ème siècle constitue un marché de niche fonctionnant par vente directe des horticulteurs aux clients, ces derniers passant commande en automne et réglant leurs acquisitions à l’été suivant. Trois innovations apparaissent dans le marché à partir de 1635. D’abord, un intermédiaire naît entre l’horticulteur et le client : le fleuriste. Ensuite, afin de libérer les transactions financières limitées jusque-là aux mois d’été, sont créés des billets à effets (i.e. des contrats à terme) permettant d’acheter et vendre des tulipes, encore en terre, à un prix fixé à l’avance. Cette deuxième innovation transforme le marché de niche en véritable marché financier de gré à gré composé d’un segment primaire et surtout secondaire sur lequel les billets à terme s’échangent de plus en plus pour eux-mêmes, sans rapport avec les caractéristiques des bulbes sous-jacentes aux contrats. Une troisième innovation financière a émergé lorsque certains acteurs du marché ont proposé de vendre des contrats à terme avec une assurance contre le risque de baisse de prix, nourrissant ainsi une dernière vague spéculative avant le retournement de février 1637. Même si le krach n’a que peu affecté l’économie réelle, l’entremêlement des contrats financiers a considérablement complexifié l’assainissement des bilans des agents impliqués.

Le système mis en place par John Law dans la France du 18ème siècle s’est également construit sur une série d’innovations financières. Premièrement, Law obtient du Régent Philippe d’Orléans le droit de créer une banque privée en mai 1716, sans garantie de l’État, au capital de 6 millions de livres, pour collecter les dépôts et escompter des lettres de change[1] .La spécificité réside dans le fait que les investisseurs sont autorisés à n’apporter qu’un quart du prix de l’action de la banque, celui-ci pouvant être payé à trois-quarts en titres d’État. Deuxièmement, après avoir autorisé en avril 1717 l’utilisation des billets émis par Law pour le paiement des impôts, Philippe d’Orléans avalise la transformation de la banque de Law en Banque Royale en décembre 1718. Les investisseurs sont remboursés en espèces et les titres de dette sont transformés en actions d’une nouvelle compagnie. C’est la troisième innovation : en août 1717 est créée la Compagnie du Mississippi. La Compagnie absorbe progressivement de nombreux comptoirs de commerce et obtient le privilège de fabrication de la monnaie. Quatrième innovation, Law propose au Régent de racheter pour 1,2 milliard la totalité de la dette française et offre aux détenteurs de la dette des actions de la compagnie. Law demande aussi l’intégralité de la Ferme générale et devient en janvier 1720 Contrôleur général des Finances. Le montage financier constitué de ces quatre innovations constitue aux yeux de Law un système sans faille : les profits issus du commerce et de la collecte des impôts soutiennent la hausse des actions qui elle-même garantit la valeur des billets émis. Une dernière innovation précipitera pourtant sa chute : la possibilité pour les investisseurs d’apporter une action de la compagnie en collatéral de nouveaux prêts minera rapidement la confiance dans la monnaie de Law.   

Dans la crise de 1907, les frères Heinze sont d’abord victimes d’innovations financières passées : l’achat de titres à la marge et la vente à découvert. En effet, persuadés à tort que certains financiers sont en train de vendre à découvert les actions de leur entreprise de cuivre, la United Copper Company, ils achètent une grande partie des titres disponibles sur le marché pour empêcher la baisse du cours. Trompés par leur intuition, ils précipitent leur faillite : l’augmentation du cours engendré par leurs achats incite l’intégralité des détenteurs de titres à vendre et réaliser leurs gains. Cependant, c’est une innovation financière contemporaine à cette crise qui explique la transmission des paniques bancaires visant les banques détenues par les Heinze à une partie du système financier américain : l’émergence de trusts opaques et peu règlementés à la fin du 19ème siècle, combinant à la fois des activités de gestion patrimoniale, de financement de marché, de crédit bancaire et de collecte des dépôts.

Les crises financières à l’origine de la Grande Dépression dans les années 1930 et la Grande Récession initiée en 2008 se sont également nourries d’innovations financières multiples. Trois d’entre elles caractérisent principalement la crise de 1929 : le développement accéléré dans les années 1920 des sociétés d’investissement qui spéculent sur les marchés financiers et se livrent une concurrence féroce pour attirer l’épargne disponible ; l’émergence de caisses d’épargne spécialisées dans l’immobilier exigeant moins de garanties que les banques commerciales ; les débuts du marché de l’assurance-crédit et de la transformation des crédits immobiliers en actifs financiers. Dans un climat de spéculation porté par l’optimisme des années 20, l’accroissement de la concurrence a notamment conduit les acteurs financiers dans une course aux commissions, encourageant leurs clients à émettre des titres au-delà de leurs capacités de remboursement. 

Quant aux innovations qui ont permis la crise des subprimes, elles se sont traduites dans le milieu des années 1990 par la montée en puissance des techniques de titrisation opérées à l’aide de véhicules d’investissement spéciaux et la complexification de produits dérivés peu liquides en cas de chocs financiers. Ces produits étaient vendus notamment par une poignée d’acteurs systémiques, déjà considérés « too big to fail » suite à la course à la concentration des décennies passées. Il est aujourd’hui clair que la titrisation a conduit les banques  à relâcher les efforts de sélection et de surveillance des dossiers de crédit, et les investisseurs à surestimer la liquidité virtuelle des titres assurée par le marché des CDS (credit default swaps). Mentionnons enfin, et ceci dès les années 1970, la stratégie de certaines banques (Merrill Lynch, Bankers Trust etc.) visant à créer des produits financiers à mi-chemin entre l’activité de banque commerciale et de banque d’investissement pour obtenir du régulateur l’abrogation du Glass-Steagall Act de 1933, réalisée en 1999.

2. Du crédit en quantité excessive

La deuxième composante de la matrice d’instabilité financière est la distribution excessive de crédit bancaire. Cet argument n’est en aucune façon le reflet d’une nostalgie d’une économie fondée seulement sur un financement par épargne préalable, comme ce peut être le cas dans la critique du crédit portée par l’école d’économie autrichienne. Nous voulons davantage mettre en avant que le crédit, lorsqu’il finance en trop grande quantité l’achat d’actifs, nourrit, amplifie et rend encore plus instables les bulles financières. Le lien entre crédit bancaire et prix d’actifs est d’ailleurs signalé dans la littérature théorique. Citons par exemple le modèle des économistes Allen et Gale (2000) fondé sur l’existence d’une relation d’agence particulière entre les investisseurs et les banques auprès desquelles ils s’endettent. L’incapacité de la banque à observer parfaitement l’emploi des fonds et la responsabilité limitée associée aux contrats de dette incitent les investisseurs à augmenter leur demande d’actifs risqués, poussant le prix de ces actifs au-dessus de leur valeur fondamentale. La dynamique du prix des actifs au sein de la bulle dépend de l’incertitude sur leurs rendements futurs et sur l’évolution anticipée du crédit. Dans ce modèle, il suffit que la croissance anticipée du crédit ralentisse légèrement pour que la bulle éclate et que les agents économiques fassent défaut.

Détaillons maintenant le rôle joué par le crédit dans les différentes crises financières étudiées. Nous ne nous attardons pas sur la crise des tulipes car les données historiques sont fragiles. Law, quant à lui, est souvent considéré comme un des premiers grands penseurs du lien entre crédit, dette et croissance économique. Il a beaucoup appris sur ces sujets aussi bien en spéculant lui-même sur les marchés des titres souverains que lors des divers voyages à travers l’Europe. Lorsqu’il s’installe définitivement en France en 1714, il est persuadé que les économies occidentales tournent en dessous de leur production potentielle. Il pense que libérer l’économie française de la contrainte de la monnaie métallique peut permettre de relancer l’activité et d’améliorer les finances publiques en augmentant les recettes fiscales. Il a appliqué ses idées puisque sa banque a toujours émis des billets pour une valeur bien supérieure à la quantité de métaux précieux présente en contrepartie. Cette dynamique s’est considérablement amplifiée lorsqu’il a laissé aux épargnants la possibilité d’emprunter 2 500 livres destinés à l’achat de nouveaux titres pour toute action de la compagnie apportée en collatéral. En mai 1720, les billets représentent quatre fois les encaisses métalliques.

Les trois autres crises comportent également en leur cœur la dynamique du crédit. Les frères Heinze se sont associés à Charles Morse, banquier spécialiste du « chain banking », pratique consistant à utiliser des participations dans une organisation économique comme collatéral pour obtenir des prêts afin de prendre d’autres participations et ainsi de suite. Heinze a utilisé les actions de son entreprise de cuivre, la United Copper Company, pour investir dans six grandes banques nationales, des banques locales, des banques d’affaires, et des compagnies d’assurance. Ainsi, le financement d’achat de titres par crédit bancaire est d’autant plus risqué qu’il est gagé sur des variations d’actifs collatéralisés.

La bulle de 1929 fut aussi alimentée par un endettement excessif : pendant la décennie, les banques ont non seulement augmenté de 8 points la part des actions dans leur bilan, mais elles ont également accru leurs prêts spéculatifs, passés de 23 % à 38 % de leur actif, aboutissant à un volume d’échanges d’actions multiplié par cinq.

Le même diagnostic vaut pour la crise amorcée en 2007. Les acteurs financiers ont augmenté leur levier pour acheter les produits adossés aux crédits immobiliers subprimes contractés par les ménages américains à faibles revenus. D’ailleurs, depuis cette dernière crise, beaucoup de travaux empiriques, qui réévaluent le lien entre finance et croissance, convergent vers une conclusion similaire : la taille du secteur financier, mesurée par la quantité totale de crédit accordé au secteur privé rapportée au PIB (ou bien par la part de la finance dans l’emploi total), a un impact non linéaire sur la croissance économique. En particulier, les économistes Cecchetti et Kharroubi (2012) concluent à partir d’un échantillon de 50 économies avancées et émergentes entre 1980 et 2009 à un effet marginal négatif de la finance sur la croissance lorsque le crédit privé dépassé 100 % du PIB (ou lorsque le secteur financier représente plus de 3,9 % de l’emploi total). Àcet égard, le stock de dette privée américaine demeure aujourd’hui encore très élevé (cf. graphique 1).

Graphique 1 : évolution de la dette privée américaine depuis 1834

Sources : calculs de Steve Keen (http://www.debtdeflation.com/blogs/2014/02/02/modeling-financial-instability/#_ENREF_10)

Conclusion de la partie 1 :

Afin de contrer la tentation du discours « cette fois c’est différent », nous avons mis en exergue une matrice d’instabilité financière commune aux crises dont les deux premiers éléments ont été développés :

-          Des innovations financières mal calibrées et insuffisamment règlementées participent à l’autonomisation de la sphère financière par rapport à l’économie réelle et à sa fragilisation ;

-          Une masse de crédit privé trop importante amplifie quant à elle le cycle financier en augmentant les bilans de tous les agents économiques.

Dans une prochaine contribution, les deux autres chaînons seront étudiés. D’une part, l’augmentation des inégalités engendre un régime macroéconomique instable en polarisant les surplus d’épargne et les surplus de dette de chaque côté de l’échelle de distribution des revenus. D’autre part, les conflits d’intérêt au cœur de certains organes de décision peuvent empêcher la mise en place de règles du jeu plus contraignantes garantissant la stabilité financière.

 

Résumé

·         Le syndrome « cette fois c’est différent » constitue un marqueur systématique de la phase ascendante du cycle financier précédant la phase de retournement. Au contraire, l’histoire économique met en exergue une matrice causale communes aux crises financières : des innovations financières mal calibrées, une boucle rétroactive entre accélération de la distribution de crédit et bulle d’actifs, des inégalités économiques élevées et enfin des obstacles à la réglementation financière ;

·         Le rôle de certaines innovations financières et de la distribution excessive de crédit bancaire dans l’émergence des crises financières a été détaillé dans la première partie de l'article ;

·         Deux autres invariances sont à l’œuvre. D’une part, des inégalités économiques excessives fragilisent le régime d’accumulation en favorisant des comportements financiers à risque : la course aux profits dans le haut de la distribution des revenus a pour miroir la dépendance croissante d’autres agents financiers à l’endettement ;

·         D’autre part, plusieurs obstacles peuvent empêcher la mise en place de réglementations favorables à la stabilité financière : conflits d’intérêt, lobbying, manque de recul des autorités etc.

Le syndrome « cette fois c’est différent », visant le plus souvent à justifier le profil arqué de la hausse du prix des actifs, constitue un marqueur systématique de la phase ascendante du cycle économique et financier précédant la phase deretournement. La dernière crise financière, responsable de la Grande Récession depuis 2008, n’a pas échappé à cette règle. La connaissance de l’histoire économique invite au contraire à la prudence : elle rappelle que les crises sont endogènes au fonctionnement du capitalisme et suggère une matrice causale à l’œuvre dans leur déploiement.

Dans une précédente contribution, deux premières invariances ont été développées. Les innovations financières ont joué un rôle central dans les périodes d’émergence des crises financières : visant le plus souvent à attirer l’épargne et fluidifier les transactions, elles servent parfois à contourner les réglementations en vigueur et multiplient les connexions opaques entre les acteurs de marché. Mêlé à ces innovations financières, le crédit bancaire distribué en quantité excessive nourrit les bulles d’actifs, amplifie le cycle financier et les conséquences du retournement.

Nous déployons ici les caractéristiques des deux autres éléments de la matrice. D’une part, l’augmentation des inégalités engendre un régime macroéconomique instable en polarisant les surplus d’épargne et les surplus de dette de chaque côté de l’échelle de distribution des revenus. D’autre part, les conflits d’intérêt, les activités de lobbying, et les raisonnements à partir de paradigmes datés peuvent empêcher la mise en place de règles plus contraignantes garantissant la stabilité financière.

1. Des inégalités économiques marquées

L’existence d’inégalités économiques et sociales importantes constitue la troisième brique de la matrice d’instabilité financière. Cet élément est fondamentalement relié à la distribution de crédit évoquée précédemment : comment expliquer l’endettement croissant des ménages pauvres américains sans évoquer la stagnation du niveau de vie de cette partie de la population aux États-Unis depuis trente ans ?

Mais revenons d’abord aux crises plus anciennes. Dans la Hollande du 17ème siècle, cœur de l’économie monde, l’activité maritime et commerciale a permis l’émergence d’une classe de riches marchands ayant le goût du risque. L’opulence de ceux-ci explique en partie l’apparition de nouveaux intermédiaires, les fleuristes, attirés par des perspectives d’enrichissement facile, qui s’introduisent dans l’échange des tulipes entre horticulteurs et clients. Les inégalités ne sont pas moins criantes en France au 18ème siècle. En plus d’avoir été creusée par les guerres menées par Louis XIV, la dette française colossale dont hérite Philippe d’Orléans reflète l’état d’une société de privilèges. Noblesse et clergé sont exemptés d’une part conséquente d’impôts par rapport au tiers état, et le droit de collecter l’impôt est concédé aux fermiers généraux, ceux-ci réalisant un profit considérable.

Les crises de 1907, 1929 et 2007 se sont également déroulées dans une société américaine très inégalitaire. L’Amérique du début du 20ème siècle voit éclore de grandes fortunes capitalistes comme celles des frères Heinze et de John Rockfeller qui vont ensuite s’investir dans la bourse et l’immobilier. À la veille du krach de 1929, les 1 % des américains les plus aisés reçoivent 21 % du revenu national soit trois points de plus qu’en 1920. Ils sont au surplus relativement peu taxés, la tranche marginale la plus haute d’imposition sur le revenu s’élevant seulement à 24 %. L’Histoire rime: la part des revenus reçus par les 1 % les plus riches, ayant atteint un plancher à 10 % en 1976, grimpe jusqu’à 20 % en 2007, soit quasiment la même statistique qu’en 1929[1] (cf. graphique 1). Les inégalités de consommation furent inférieures aux inégalités de revenus, mais au prix d’un endettement croissant des ménages modestes[2] et d’une augmentation de la taille du secteur financier, autre facteur d’instabilité financière mentionné précédemment.

2. Des obstacles à la réglementation financière

Le quatrième et dernier élément de notre matrice d’instabilité financière réside dans certains obstacles à la mise en œuvre de règlementations favorables à la stabilité financière. Ceux-ci peuvent être engendrées par l’existence de conflits d’intérêt ou d’un manque de recul, parfois coupable, par rapport aux concepts économiques ou outils existants pour appréhender les risques.

La crise des tulipes s’est déroulée à une période où les commerçants ne craignaient guère des représailles vis-à-vis de leurs comportements financiers : les régents des villes hollandaises, représentants locaux de l’autorité publique, croyaient avant l’heure aux bienfaits de la main invisible du marché et menaient une politique très favorable aux élites économiques en refusant l’introduction d’une imposition sur le capital. Law, quant à lui, a souvent été accusé par ses détracteurs d’avoir construit un système financier au service des « puissants ». Bien avant son installation en France en 1714, Law entretenait déjà des relations avec le pouvoir politique. Dans un intérêt qu’il croit bien compris, Philippe d’Orléans laisse Law, qu’il rencontre dès 1708 dans les salles de jeux, s’adjuger de plus en plus de pouvoirs et demande bien peu de comptes. À tel point que lorsque la Banque s’effondre, il se voit contraint de faire une dernière fois appel aux services de Law en juin 1720 pour tenter d’auditer les comptes et de liquider son système.

La panique de 1907 intervient également dans un monde financier peu réglementé. D’abord, l’architecture bancaire américaine est par construction fragile. Fragmenté et hiérarchisé, des petites banques rurales aux grandes banques des centres de décision du pays, le système financier américain permet certes une circulation flexible de l’épargne à travers le territoire par le jeu des réserves bancaires mais soumet surtout l’ensemble des acteurs au risque de réaction en chaîne suite à un choc localisé, sans prêteur en dernier ressort. Ensuite, les autorités publiques autorisent les trusts[3] à concurrencer les banques pures tout en ayant des contraintes réglementaires beaucoup plus faibles. Alors que les banques devaient par exemple disposer d’environ 25 % de réserves, les trusts décident en 1903 de quitter la chambre de compensation de New York, qui leur assurait une sécurité de base en cas de panique bancaire, au motif que celle-ci leur demande d’augmenter leur taux de réserves obligatoires à seulement 10 %. Cette faible régulation a évidemment participé à l’aggravation de la crise. Lorsque la Knickerbocker Trust Company, troisième trust le plus important de New York, chute dans le sillage de la faillite des frères Heinze, la panique bancaire s’étend tandis que les trusts refusent de s’aider entre eux, dans une course à la vente d’actifs. Ces acteurs seront sauvés par les banques plus régulées et la chambre de compensation de New York qui leur apportent toute la liquidité nécessaire. Cet épisode aboutira tout de même à l’institution d’une Banque Centrale en décembre 1913 suite aux réflexions menées par le démocrate Carter Glass. Toutefois, aucun contrôle des pratiques financières risquées n’est adopté.

Ce n’est qu’à la suite de la crise de 1929 qu’une régulation financière conséquente est décidée, après que la commission d’enquête sur la crise financière dirigée par le juriste proche du parti démocrate Ferdinand Pecora met en lumière les conflits d’intérêt à l’œuvre[4] .En réponse à ces dysfonctionnements multiples, la régulation mise en place sous le mandat de Roosevelt à partir de mars 1933 a permis de poser les fondements dela stabilité financière. En juin 1933, Roosevelt avalise à travers le Banking Act les principales propositions émises par les démocrates Carter Glass et Henry Steagall dès 1932 mais sans succès sous la présidence Hoover : séparation des banques commerciales et des banques d’affaires, création d’une assurance des dépôts dégressive, renforcement du pouvoir central de la Fed par rapport à ses antennes régionales dans la distribution des liquidités. Le Securities Exchange Act de 1934 conduit également à la création de la SEC (Securities and Exchange Commission), chargée de surveiller les activités boursières et informer les investisseurs sur la nature des titres échangés.

La route vers les subprimes commencent par la fragilisation de fait du Glass-Steagall Act aux États-Unis dès la fin des années 1970 et la suppression par Reagan en 1982 du plafond des taux d’intérêts voté par Roosevelt pour garantir une rentabilité minimale aux banques[5] . Elle se poursuit au milieu des années 1990 avec le développement de la titrisation au même moment où les autorités publiques (et particulièrement les secrétaires au Trésor Robert Rubin et Larry Summers ou encore le président de la Fed Alan Greenspan) refusent fermement toute régulation contraignante sur les marchés des produits dérivés de gré à gré afin que les États-Unis conservent leur attractivité pour ces marchés en plein essor. Sur la période 1999-2006, les économistes Igan, Mishra et Tressel (2009) ont étudié l’impact du lobbying financier sur l’instabilité financière. L’industrie financière américaine représente 15 % des dépenses en lobbying et, avec une dépense moyenne de 479 500 USD par firme en 2006, était plus intense en lobbying que le secteur de la défense (300 273 USD par firme) et de la construction (200 187 USD par firme). Entre 1999 et 2006, les dépenses par firme ont augmenté davantage dans l’industrie financière que dans le reste de l’économie américaine. Les auteurs identifient les dépenses en lobbying visant à influencer les règles de protection des consommateurs de prêts hypothécaires et les règles de la titrisation (pour un montant cumulé de 475 millions USD entre 1999 et 2006) et recoupent celles-ci avec les caractéristiques ex-ante et les performances ex-post des prêts hypothécaires accordés. Deux conclusions émergent. D’une part, les institutions financières qui ont le plus dépensé en activités de lobbying sont aussi celles qui ont émis les prêts les plus risqués, ont titrisé la plus grande part de leurs portefeuilles et accordé le volume de prêts hypothécaires le plus important. D’autre part, ce sont dans les aires métropolitaines où les banques lobbyistes ont le plus accru leurs prêts hypothécaires relativement à l’ensemble des banques que les taux de non recouvrement ont été les plus importants.

Ces exemples historiques révèlent aujourd’hui a posteriori un manque de recul de certaines autorités contemporaines de ces crises dans l’analyse des données et des enseignements empiriques et théoriques accumulés. Ces erreurs d’appréciation s’éclairent à travers le concept de « paradoxe de la tranquillité » de Minsky (1977) : les crises naissent pendant des périodes favorables de façon endogène car celles-ci donnent de mauvaises incitations aux agents économiques. Ils se montrent optimistes, baissent la garde, créent des structures financières moins prudentes. La moindre importance accordée lors de la phase d’euphorie du cycle financier aux problématiques de régulation, de liquidité, d’évaluation des risques peut alors engendrer des politiques économiques peu judicieuses, négligentes face aux risques.

Plus largement, des consensus autour de concepts ou de modèles parfois inappropriés se forgent à certaines périodes. Les changements de paradigme rencontrent des résistances intellectuelles et interviennent malheureusement trop tard, une fois que les crises éclatent. Larry Summers, déjà mentionné, avait par exemple contesté en 2005, l’économiste indien Raghuram Rajan lors de la conférence de Jackson Hole alors que Rajan (2005) démontrait dans son intervention comment l’innovation financière (titrisation, CDS, rémunérations convexes etc.), loin de mieux répartir le risque, donnait les mauvaises incitations aux acteurs de marché et nourrissait l’instabilité financière. Àcet égard, l’influence de la théorie de l’efficience des marchés financiers aussi bien dans les cénacles académiques que chez les régulateurs, pourtant invalidée théoriquement et empiriquement depuis la fin des années 1970, demeurera certainement encore longtemps l’illustration la plus marquante de ce phénomène.

Conclusion

Dans cette analyse, nous avons tenté d’invalider la tentation du discours « cette fois c’est différent » et montré les bénéfices d’une mémoire longue. Pour cela, nous avons mis en exergue une matrice d’instabilité financière commune aux crises composée de quatre éléments: des innovations financières non contrôlées, du crédit spéculatif distribué en quantité excessive, des inégalités économiques marquées et l’existence d’obstacles à la réglementation financière :

·         Les innovations financières participent à l’autonomisation de la sphère financière par rapport à l’économie réelle tout en renforçant l’interconnexion des institutions financières et en fournissant parfois de mauvaises incitations aux acteurs de marché ;

·         Une masse de crédit privé trop importante amplifie le cycle financier en augmentant les bilans de tous les agents économiques et peut engendrerun retournement d’autant plus brutal qu’elle a été gagée sur les variations d’actifs collatéralisés ;

·         L’augmentation des inégalités nourrit un déséquilibre macroéconomique propice aux crises financières : l’épargne abondante des plus aisés cherche à s’investir dans des produits à rendements élevés tandis que la population à revenus modestes s’endette pour maintenir son niveau de vie ;

·         Enfin, l’existence de conflits d’intérêt, le lobbying ou encore la résistance intellectuelle au changement de paradigme peut empêcher la mise en place de règlementations favorables à la stabilité financière.

Références

Allen, F., Gale, D. (2000), « Bubbles and Crises », Economic Journal, 110, 236-255.

(https://www.jstor.org/stable/2565656)

Bernanke, B. (2004), « The Great Moderation », Remarks at the Meetings of the Eastern Economic Association, Washington, DC, February 20.


(https://www.federalreserve.gov/boarddocs/speeches/2004/20040220/)

Cecchetti, S., Kharroubi, E. (2012), « Reassessing the impact of finance on growth », BIS working paper, n◦381.
(http://www.bis.org/publ/work381.pdf)

Chavagneux, C. (2013), Une Brève Histoire des Crises Financières : Des Tulipes aux Subprimes, La Découverte, Paris.Alvaredo, F., Piketty, T., Saez, E., Zucman, G., The World Wealth and Income Database (http://wid.world/)

Igan, D., Mishra, P., Tressel, T. (2009), « A Fistful of Dollars: Lobbying and the Financial Crisis », IMF working paper, n◦287.
(http://www.imf.org/external/pubs/cat/longres.aspx?sk=23479)

Minsky, H. (1977), «The Financial Instability Hypothesis: An Interpretation of Keynes and an Alternative to Standard Theory », Nebraska Journal of Economics and Business, vol. 16, p. 5-16.  (https://www.jstor.org/stable/40472569?seq=1#page_scan_tab_contents)

Rajan, R. (2005), « Has financial development made the world riskier? », NBER working paper, n◦11728. (http://www.nber.org/papers/w11728.pdf)


[1] Source : The World Wealth and Income Database, codirigée par F. Alvaredo, T. Piketty, E. Saez, et G. Zucman (http://wid.world/)

[2] La dette des ménages américains en part du revenu disponible a doublé depuis les années 1980. Source : Banque de données FRED (https://fred.stlouisfed.org/graph/?g=17v)

[3] Dans ce contexte historique, un trust désigne une institution financière peu régulée (par exemple non soumis à un coefficient de réserves obligatoires) et n’ayant pas accès à un prêteur en dernier ressort.

[4] Pecora montre notamment comment le banquier John Pierpont Morgan, non content d’arguer de moins-values boursières pour échapper à l’imposition sur le revenu pendant plusieurs années, offrait aussi aux hommes politiques, dont le Président Coolidge, des actions à prix cassé en échange de l’assurance d’un soutien politique.

[5] Jusque là, la législation limitait le taux de rémunération des produits d’épargne de court terme que les banques pouvaient offrir à leurs clients. Cette disposition cherchait à éviter la concurrence accrue entre établissements bancaires pour attirer l’épargne, et l’adoption de comportements risqués visant à restaurer les marges. 

Diplômé de l’ESCP Europe et de l’ENSAE ParisTech en macroéconomie appliquée, Romain Faquet est économiste à la Direction Générale du Trésor. Il travaille sur l’analyse et la prévision de l’inflation. Ses domaines d’intérêt portent sur la macroéconomie et l’histoire de la pensée économique.

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