L’Economie Sociale et Solidaire au Maroc

Entre tradition et nouveau mode de production

Résumé :

- Le terme d’« économie sociale et solidaire » (ESS) est polysémique et l’ESS est souvent définie comme un mode de production alternatif.

- Au Maroc, les récents développements de l’économie sociale et solidaire prennent appui à la fois sur un socle traditionnel ancien et sur les évolutions internationales du concept.

- Au Maroc, l’ESS a été conçue moins comme une réponse à l’exclusion et la crise du lien social qu’à la pauvreté et la marginalisation de certains groupes d’individus ou territoires.

- L’enjeu aujourd’hui consiste à dépasser la simple réponse formulée dans l’urgence aux conditions précaires de travail et à la paupérisation en structurant l’ESS de manière cohérente et articulée.

Le terme d’« économie sociale et solidaire » est polysémique. La définition et les critères d’appartenance à l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) prêtent à débat et peuvent varier d’un pays à l’autre. Comme concept, l’ESS peut être appréhendé soit comme enrichissement de l’économie politique, soit comme critique et substitut à l’économie politique, soit encore comme complément à l’économie pure. On remarque une tendance générale vers une vision plus englobante de l’ESS, définie moins à travers les statuts des entités (coopératives, associations, mutuelles..) et plus comme un mode de production alternatif. Au Maroc, les récents développements de l’économie sociale et solidaire prennent appui à la fois sur un socle traditionnel ancien et sur les évolutions conceptuelles observées à travers le monde.

1. Conception traditionnelle de l'Economie Sociale et Solidaire

La culture de solidarité et de travail collectif qui constitue le principe fondateur de l’économie sociale et solidaire fait partie de la tradition et des pratiques de la société marocaine. Les formes de solidarité et d’entraide constituentles piliers des relations entre les individus de la même communauté, en particulier en milieu rural, et se manifestent sous forme d’opérations comme la touiza[1] ou dans la gestion des actifs ou biens habous[2] et d’opérations liées à leurs revenus. La jmaâ[3] est l’institution qui incarne la volonté collective de coopération et ses taches englobent la gestion la répartition et la régulation des droits aux eaux d’irrigation, aux pâturages, aux richesses forestières, etc. Elle intervient également dans la gestion de l’espace et de certains équipements collectifs ainsi que comme instance d’arbitrage interne. Son fonctionnement évoque ainsi fortement les principes de l’économie sociale dans sa définition moderne, mais ces formes d’entraide ont eu tendance à se désagréger sous l’effet de divers facteurs démographiques, économiques, sociaux et politiques.

2. Evolution historique de l'Economie sociale et Solidaire

Le concept moderne de l’économie sociale est évoqué pour la première fois lors d’un colloque organisé par le Département chargé du Plan en 1987. Toutefois, la structuration et l’organisation du secteur de l’économie sociale et solidaire date des années 90. En particulier, l’application du Programme d’Ajustement Structurel (PAS) pendant cette période a eu pour conséquence un désengagement progressif de l’État dans plusieurs domaines économiques ou sociaux ainsi qu’une diminution des offres d’emploi et de services publics. Les plans de développement économique et social mis en place sur la période 1988-1992 font de l’économie sociale et solidaire une alternative en termes de création d’emplois et de mobilisation de ressources.

Au sein de l’économie sociale, le secteur coopératif a connu un développement précoce. Dès l’indépendance, en 1956, le modèle économique coopératif a constitué un choix stratégique pour le Maroc, afin d’assurer une mobilisation nationale pour la modernisation et le développement des secteurs traditionnels, notamment l’agriculture[4] . La mise en place de l’Office de développement et de la coopération en 1975 a structuré le cadre juridique permettant d’encadrer ces coopératives[5] .  Les mutuelles, réglementées par un texte de 1963, sont particulièrement présentes dans le domaine de la couverture sociale, de la prévoyance et de la solidarité. Enfin, le domaine associatif, dont le champ d’intervention historique concernait la résorption des inégalités de revenu et d’accès aux besoins de première nécessité (alphabétisation, microcrédit, insertion des handicapés et des enfants des rues, intégration de la femme, etc.), s’est étendu à la sphère socio-économique, avec le développement local et la résorption des déficits en infrastructures (électrification, adduction d’eau potable, désenclavement par la construction de routes, de pistes, de ponts…), domaines jusque-là de la compétence de l’Etat[6] .

Dès 1993, la consolidation de cette économie sociale et solidaire va conduire à l’élaboration d’une stratégie de développement social intégrée aux priorités nationales. Les objectifs comprennent, entre-autre, la participation des populations défavorisées au processus de croissance dans une perspective de création d’emplois, d’amélioration des indicateurs de développement humain et de protection des plus démunis. Pour mettre en œuvre cette stratégie, plusieurs moyens sont déployés au cours des années 90. Un programme des priorités sociales a été défini, concernant quatorze provinces sur les soixante-cinq, en retenant comme prioritaires l’accès à l’éducation et aux soins et l’insertion professionnelle. Plusieurs programmes de construction de routes, d’électrification et d’approvisionnement en eau potable des communes rurales, émanant de l’Etat et des collectivités territoriales, ont été élaborés[7] .

Depuis les années 90, le secteur a occupé une place considérable dans les programmes de développement économique et social. Ces derniers ont été renforcés, en 2005, par l’avènement de l’Initiative Nationale de Développement Humain, fondée sur une approche participative qui met les entreprises de l’ESS au centre du processus de développement humain. L’ESS au Maroc, surtout en ce qui concerne sa composante coopérative, s’intéresse aux petits producteurs qui fonctionnent en grande partie sur un principe d’auto emploi et constituent l’essentiel du tissu économique national.Plusieurs stratégies sectorielles mises en place par différents départements ministériels (Plan Maroc Vert, Vision 2015 de l’artisanat, Vision 2010 et Vision 2020 du tourisme, Plan Halieutis 2020…) contiennent également un volet dédié aux petits producteurs qui pourraient s’adapter à l’économie sociale et solidaire (agriculture solidaire [pilier 2 du Plan Maroc vert], tourisme de niche et tourisme rural, mono-artisans, pêche artisanale…).

Par ailleurs, la problématique de l’emploi, particulièrement chez les jeunes diplômés, a encouragé une multiplication des efforts en vue de leur insertion dans des activités génératrices de revenus stables. Sans pour autant se substituer au rôle des Pouvoirs publics, l’ESS est perçu comme un moyen efficace d’insertion économique et sociale d’une grande partie de la population du Maroc. L’ESS est pensé comme une continuité de plusieurs programmes nationaux qui ont été lancés dans le but d’améliorer l’accès des populations démunies aux services sociaux de base. Il s’agit notamment du Programme d’Électrification Rurale Généralisé, Programme d’Approvisionnement Groupé en Eau potable des populations Rurales (PAGER), Barnamaj Aoulaouiyat Jtimaiya (BAJ), et bien sûr, l’Initiative Nationale de Développement Humain (INDH), lancée le 18 mai 2005).

Il semble donc qu’au Maroc, l’ESS a été conçue moins comme une réponse àl’exclusion et à la crise du lien social qu’à la pauvreté et la marginalisation de certains groupes d’individus outerritoires, en particulier autour de clivages intérieurs/côtes ou urbain/rural. Cette conception se rapproche donc sur beaucoup de points de « l’économie sociale », de par les formes d’organisations autour desquelles elle s’organise (coopératives, associations, mutuelles) et de « l’économie populaire » des pays d’Amérique latine et touche parfois à « l’économie informelle » (ou les activités, bien que générant des emplois et des revenus, ne sont pas déclarées et intégrées dans les circuits classiques économiques et politiques)[8] . A ce propos, voir un article BSI de Lucia Lizarzaburu sur une expérience d’ESS au Pérou).

3. Les défis de l'ESS aujourd'hui

Ainsi, l’ESS dans sa forme organisée, structurée et institutionnalisée, est assez nouvelle au Maroc[9] . La définition officielle des statuts spécifiques s’est fait progressivement : pour les associations, Dahir n° 1.58.376 du 15 novembre 1958 et nouvelle loi n° 75.00 du 23 juillet 2002, pour les coopératives, Dahir n° 1.57.187 du 12 novembre 1963 et pour les mutuelles Dahir n° 1-83-226 du 5 octobre 1984, modifié le 10 septembre 1993.[10] . Le développement de l’ESS se heurte toutefois à plusieurs contraintes : absence d'un cadre juridique qui réglemente et délimite le champ d'intervention de l'ESS ; multiplicité des institutions qui interviennent dans ce domaine sans synergie ni coordination des programmes d'actions ; inadaptation et insuffisance des programmes sectoriels d'accompagnement des acteurs du secteur...

Dans la mouvance du changement constitutionnel de 2011, le Maroc a initié plusieurs chantiers : réforme du cadre juridique, mise à niveau et renforcement des capacités des organisations de l'ESS, appui à la commercialisation, etc. Côté législatif, des lois relatives aux coopératives, au commerce équitable, aux associations ont été adoptées ou sont en études. Une loi cadre de l'économie sociale a été par ailleurs annoncée.Néanmoins, il convient de souligner que la notion générale d’économie sociale et solidaire reste relativement mal définie et peu connue au Maroc. Elle est souvent noyée dans un concept flou englobant les petits producteurs, l’artisanat, les coopératives, les associations, les mutuelles…. Si l’on exclut les acteurs directs du secteur, celui-ci demeure manifestement méconnu chez une grande partie de la population, voire chez plusieurs décideurs et responsables de l’administration

La stratégie nationale de l’économie sociale et solidaire (2010-2020) définit l’économie sociale et solidaire comme « l’ensemble des initiatives économiques cherchant à produire des biens ou des services, à consommer et à épargner autrement, de manière plus respectueuse de l’Homme, de l’environnement et des territoires » (p. 28). La liste des secteurs couverts par les organisations de l’ESS est variée : agriculture, artisanat, immobilier, tourisme, exploitation forestière, services financiers, santé et services sociaux, intégration à l’emploi, éducation, activités culturelles… et le rapport identifie plusieurs structures possibles : « Selon le mode d’organisation, ces initiatives sont, en général, menées dans le cadre : de coopératives, d’associations, de mutuelles, de fondations, ou tout autre type d’organisation respectant les valeurs de l’économie sociale. Les entreprises, particulièrement les TPE, qui mettent l’accent sur l’insertion par l’activité économique permettant à des personnes sans emploi, rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières, de bénéficier d’un emploi en vue de faciliter leur insertion professionnelle. » (p. 28 du rapport), mais si un état des lieux des collectivités, associations et mutuelles est dressé dans la suite du rapport, les entreprises sociales semblent, pour leur part, oubliées.

Conclusion

Aujourd’hui, l’enjeu pour l’ESS au Maroc consiste à dépasser la simple réponse formulée dans l’urgence aux conditions précaires de travail et à la paupérisation en se structurant- en interne et en externe - de manière cohérente et articulée. La faiblesse structurelle constatée des activités entraîne pour celles-ci des difficultés à se pérenniser et à s’institutionnaliser ainsi qu’à jouer le rôle d’interlocuteur au niveau local, régional ou national. Il ressort de ce constat une image très fragmentée des dynamiques d’ESS au Maroc qui contraste avec l’image observée en Europe et dans certains pays d’Amérique du Nord ou du Sud ou le concept d’Économie Sociale et Solidaire a vocation à répondre à un champ plus large des besoins sociétaux en proposant une économie et un mode de production alternatifs.

Notes:

[1] La touiza est une organisation coutumière qu’adoptent les membres d’une communauté pour s’entraider pour la moisson, la cueillette des olives, des dattes, etc. Elle est ponctuelle, car elle prend fin une fois le problème résolu, pour reprendre si nécessaire. On en distingue deux sortes: la touiza d’intérêt collectif, décidée par la jmaâ en fonction des travaux d’intérêt commun à toute la collectivité (ex.: construction et entretien des mosquées), et la touiza d’intérêt individuel, quand une personne ou une famille demande l’aide de la communauté pour un travail (ex.: la couverture d’une maison) à la condition de les nourrir. Source : « L’économie Sociale et Solidaire au Maghreb : quelles réalités pour quel avenir ? » IPEMED

[2] les habous publics sont des biens considérés d’intérêt général affectés à accueillir des hôpitaux, des écoles religieuses, etc.)

[3] La jmaâ est une forme d’organisation coutumière qui a pour objectif la gestion des intérêts communs de la communauté (constructions de routes, entretiens des écoles ou des mosquées, etc.) à travers la mobilisation des gens sous forme de touiza. Source : « L’économie Sociale et Solidaire au Maghreb : quelles réalités pour quel avenir ? » IPEMED

[4] Les coopératives au Maroc : enjeux et évolutions, Saïd Ahrouch, RECMA Revue internationale de l’économie sociale N ° 322

[5] Aït Haddout A., Jaouad M., 2001, « L’économie sociale au Maroc : approches méthodologiques et acteurs en présence », in Khrous (dir.), Le développement local et l’économie solidaire à l’épreuve de la mondialisation, Casablanca, Fondation du roi Abdul-Aziz Al Saoud pour les études islamiques et les sciences humaines.

[6] Economie solidaire et nouvelles formes de gouvernance au sud Les associations de développement local au Maroc, Catherine Baron(*) et Malika Hattab-Christmann  RECMA Revue internationale de l’économie sociale N ° 295

[7] Brahimi M., 1998, Les associations au Maroc : cadre juridique, publication du Centre de documentation des collectivités locales, cité par Chaker A.

[8] Source : « L’économie Sociale et Solidaire au Maghreb : quelles réalités pour quel avenir ? » IPEMED

[9] Ahmed Ait Haddout, 2009, Organisation et gestion des organisations de sociétés de cautionnement mutuel. Les analyses l’économie sociale au Maroc, rapport du Réseau marocain de l’économie sociale et solidaire (Remess).

[10] Source : « L’économie Sociale et Solidaire au Maghreb : quelles réalités pour quel avenir ? » IPEMED

Diplômée de l'EM LYON après un échange universitaire à la East China Normal Université de Shanghai, ainsi que de la Sorbonne Nouvelle en master recherche "Études Internationales", Myriam Dahman-Saïdi est actuellement chargée d'études économiques à l'Institut d'Emission des Départements d'Outre Mer (IEDOM), en Guadeloupe. Elle a travaillé à l'Agence Française de Développement et au Centre de Développement de l’OCDE. Ses domaines d’intérêts portent essentiellement sur l'économie du développement, les relations Chine- Afrique et la finance.

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