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Another BRIC in the Wall

Résumé :

– Une trappe à développement est souvent définie comme une phase de ralentissement ou de stagnation de la croissance suite au rattrapage rapide d’une économie qui est parvenue à entrer dans le groupe des pays à « revenus intermédiaires ».

– Certains pays en développement risquent de tomber dans cette trappe car le processus de convergence est très instable à cause de dynamiques à double tranchant.

– La mobilisation des travailleurs ruraux, l’investissement et les technologies étrangères permettent le développement. A un certain point, cela peut se transformer en impasse.

– La démographie joue un rôle essentiel car elle permet l’augmentation puis la réduction de la population active : certains pays pourraient devenir vieux avant de devenir riches.

– Les dynamiques institutionnelles vont permettre d’assurer ou au contraire empêcher le développement soutenable d’un pays : c’est notamment la capacité d’adaptation et de prévision à long-terme qui va jouer.

 

  Bien qu’il n’existe pas de définition formelle du phénomène, une trappe à développement est souvent définie comme une phase de ralentissement ou de stagnation de la croissance suite au rattrapage rapide d’une économie qui est parvenue à entrer dans le groupe des pays à « revenus intermédiaires  » [1].

En effet, certains pays émergents connaissent un ralentissement économique relativement marqué une fois atteint le statut de revenus intermédiaires et la convergence s’arrête. L’économie en question se trouve entre deux feux : elle n’est ni une économie à bas salaires ni une économie innovante.

Plus qualitativement, les pays qui tombent dans la trappe à développement font face à des problèmes de gouvernance et souffrent d’une vision trop court-termiste du développement. Il existe un chemin de croissance pour tous les pays mais ce chemin est extrêmement long et semé d’embûches : il est très facile d’en sortir et de se retrouver rapidement perdu si les acteurs font preuve de complaisance et d’excès de confiance. Il faut que le pays soit l’acteur de sa croissance avec une stratégie bien définie plutôt qu’un simple observateur subissant un processus aléatoire. On peut ainsi citer les travaux de Rodrik sur les Growth Diagnostics ou Growth Strategies : le développement est vu comme une quête où il s’agirait de débloquer certaines étapes les unes après les autres et dans un ordre déterminant.

 

Les émergents sur le fil du rasoir

Bien que le développement soit parfois considéré comme un phénomène assez linéaire et quasi-automatique (voir le modèle de Solow [2] qui reste la référence pour analyser la croissance économique), dans la réalité, la convergence est au contraire rythmée de « collines, plateaux, montagnes et plaines » selon L. Pritchett, économiste du développement à Harvard. Le développement d’un pays est loin d’être systématique et correspond plutôt à un équilibre extrêmement fragile de plusieurs facteurs associés entre eux, qui permettent le décollage de la croissance mais pas forcément sa soutenabilité.

Pour passer dans le club des pays riches, les efforts à fournir sont importants. De 1960  à 2012 et sur 101 pays en développement d’alors, seuls 13 d’entre eux sont devenus des économies développées [3].  Les pays d’Asie de l’Est ont les meilleures performances relatives alors que ceux d’Amérique du Sud ont eu le plus de mal.

Le développement est avant tout une histoire successive de dynamiques, qui combinées entre elles, déterminent l’ampleur et la soutenabilité de la convergence. Dans ce papier nous allons nous concentrer sur les dynamiques économiques, démographiques et institutionnelles du développement en laissant de côté certaines autres tout aussi importantes telles que les dynamiques éducatives et financières par exemple.

 

Les dynamiques économiques

Au début de leur rattrapage économique, les pays en développement croissent plus vite que les pays développés grâce, entre autres, à l’utilisation de technologies étrangères : c’est ce que l’on appelle l’avantage du retard (Gershenkron, 1962). Gardons à l’esprit que la croissance peut se décomposer en trois parties : l’accumulation de capital, la participation de la population active et la productivité totale des facteurs (PTF ou résidu de Solow).

En général, un pays pauvre peut voir sa croissance s’accélérer grâce à la réallocation des travailleurs ruraux à faible productivité vers l’industrie, où la productivité est supérieure. A un stade de développement faible, une économie va d’autant plus profiter de l’importation des technologies existantes pour gagner en productivité et lancer son processus de convergence. Les pays à faibles revenus peuvent rivaliser ainsi sur les marchés internationaux en produisant des biens intensifs en main-d’œuvre à faible coût et en imitant des technologies facilement accessibles pour des travailleurs encore peu qualifiés. En subventionnant massivement l’investissement industriel et les infrastructures les Etats vont favoriser l’émergence de surcapacités dans certains secteurs clés afin de créer des surplus à l’exportation et lancer le processus de rattrapage.

La reproduction des technologies n’est pourtant pas une panacée, il faut en effet que les industries qui les utilisent se les approprient et les adaptent au contexte national. C’est par exemple ce qu’a fait le Japon de l’ère Meiji (1868-1912) qui a adapté les technologies européennes à ses caractéristiques propres (coût du capital élevé et salaires faibles) qui étaient différentes de celles de l’Europe Occidentale (coût du capital faible et salaires élevés). Au contraire, l’Inde qui était au début du 19e siècle un leader industriel avec des caractéristiques proches de celles du Japon en termes de prix relatifs n’a pas su faire ce travail pour garder sa position dominante.

La plus grande participation des travailleurs agricoles réduit le stock disponible de nouveaux travailleurs impliqués dans le processus d’industrialisation. Cela crée un cercle vicieux à un certain niveau de développement car les salaires sont alors impactés à la hausse. La compétitivité du pays se détériore que ce soit par les prix ou par le taux de change. Le pays est de moins en moins compétitif et la concurrence sur les marchés internationaux s’accroit en raison de nouveaux pays entamant, eux aussi, le processus de développement. De fait, si le pays n’a pas su monter en gamme (en raison d’efforts d’innovation insuffisants, d’une politique de l’éducation encore embryonnaire), le pays devient désormais peu compétitif sur les produits bas de gamme qui lui ont permis de lancer son rattrapage économique.

Si l’imitation des technologies étrangères, qui a permis un début de convergence, ne se transforme pas en innovation « locale » ou du moins si le niveau d’éducation de la population n’est pas assez élevé pour pouvoir utiliser des innovations plus sophistiquées alors le pays risque d’entrer dans une trappe à imitation. Le secteur innovant n’est pas efficace en raison (i) d’une pénurie de main d’œuvre qualifiée ou d’une incapacité à la mobiliser, (ii) d’une inadéquation des infrastructures et (iii) d’un système institutionnel grippé. Cela n’incite ni la population à s’éduquer ni les entreprises à innover et entretient par conséquent le ralentissement économique. L’éducation et les opportunités d’emploi pour les travailleurs éduqués est souvent un des enjeux principaux du développement : We do need education ! D’ailleurs, le ralentissement économique est souvent dû à une baisse de la TFP consécutive à un rapprochement de la frontière technologique[4]qui se dresse comme un mur si le pays n’a pas accumulé assez de capital humain et n’est pas prêt à prendre le relais. Le pays rentre alors dans un cercle vicieux : le changement structurel vers une économie de l’innovation et des services à haute valeur ajoutée est entravé, la croissance ralentit.

Enfin, une accumulation de capital qui devient trop importante et quelque peu superficielle peu vite devenir dangereuse car elle diminue la productivité du capital, fait augmenter la dette et incite à toujours plus d’investissements. C’est à peu près la direction qu’a pris la Chine ces dernières années et prête son flanc à un retour de bâton dans les années à venir.

 

Les dynamiques démographiques

De manière générale, en dehors de l’Europe émergente qui a une trajectoire démographique proche de celle des pays développés, les pays émergents connaissent une transition en deux temps.

  1. Les pays émergents ont souvent au départ un taux de dépendance[5]très élevé (vis-à-vis de la composante jeunesse). Ceci est un avantage indéniable dans les premiers temps du développement alors que la transition démographique a lieu. Cela crée un dividende de population active au début de la transition démographique. La hausse de la population active permet l’élargissement des capacités de production. De plus, la hausse de la productivité est plus rapide que celle de la population active grâce aux technologies étrangères, d’où une augmentation de la production et des revenus par tête. Parallèlement, le taux d’épargne augmente (suivant la théorie du cycle de vie de Modigliani (1985)) et permet de financer les investissements dont l’industrie a besoin pour se développer. La population active augmente et par conséquent la pression sur les salaires diminue.
  2. Au fur et à mesure que le pays s’enrichit et atteint le niveau de « revenus intermédiaires », l’évolution démographique peut être moins favorable et créer alors des effets vicieux. Le vieillissement accéléré de la population, grâce aux progrès de la médecine et de la science, affecte les économies en développement via deux canaux. Premièrement, le taux de dépendance qui a la plupart du temps diminué très rapidement, augmente tout aussi rapidement (c’est cette fois la composante vieillesse qui entre en jeu) et la population active atteint rapidement un « pic » qui fera augmenter les salaires (à âge de retraite constant) et restreindra les capacités de production (à productivité constante). Selon la théorie du cycle de vie, les agents vont s’engager dans un mouvement généralisé de désépargne qui rendra plus difficile le financement des investissements. Ces deux évolutions pèseront à leur tour sur les revenus et le développement.

 

Le vieillissement accéléré des populations crée un déséquilibre temporel qui entre en conflit avec le processus très lent de développement : certains pays risquent ainsi devenir vieux avant de devenir riches. La taille de la population active devrait diminuer en raison du vieillissement accéléré moins de 50 ans après le début de la transition démographique alors que le processus a été beaucoup plus long pour les pays développés.

 

La majorité des pays (qu’ils soient développés ou émergents) subit le vieillissement démographique de manière plutôt synchronisée. Pourtant cette synchronisation démographique ne correspond pas à une synchronisation des revenus puisque les pays émergents sont encore loin d’atteindre le niveau de vie des pays développés. Par exemple, les RNB/tête de l’Inde et de la Chine ne représentent respectivement que 3% et 11% du RNB/tête des Etats-Unis.

 

Les dynamiques institutionnelles

La capacité d’un pays à éviter la trappe est bien souvent contingente à son évolution institutionnelle et à sa gouvernance. Pour passer d’un stade de développement à un autre, l’équilibre institutionnel qui prévalait au stade du décollage économique doit pouvoir s’adapter aux nouvelles conditions et contraintes économiques au risque de voir le processus de rattrapage s’essouffler rapidement. Il faut en effet que l’organisation institutionnelle puisse évoluer à un certain stade de développement. Il s’agit alors de créer de nouvelles incitations aux différents acteurs économiques et politiques d’entreprendre les réformes nécessaires à la soutenabilité de la croissance future. Le timing et la façon dont s’opère la transition sont ainsi essentiels.

Par exemple, le modèle chinois de planification centrale orienté vers l’investissement qui s’opère par ruissellement via les niveaux de gouvernance inférieurs s’est révélé extrêmement efficace dans les premiers temps du développement mais pourrait bien être la source des difficultés chinoises dans les années à venir si le système n’arrive pas à se réformer (voir Répression financière à la pékinoise (II)). Le récent débat sur l’excès d’endettement des collectivités locales, l’opacité du système ou encore les inégalités, découlant du système même d’incitations chinois, en sont des illustrations et pourraient faire peser de nouveaux risques sur le géant asiatique et sa capacité à éviter la trappe à développement.

Il ne s’agit pas, pour un gouvernement, de faire des réformes en toute hâte quand la croissance a déjà ralenti mais au contraire arriver à avoir assez de vision de long terme en mettant en place des réformes structurelles très tôt dans le processus de convergence. Si un pays en développement arrive trop vite devant un mur, il ne pourra pas l’éviter. Le pays ralentit souvent quelques instants avant l’impact. Un voyage se prépare toujours à l’avance.

 

Conclusion

Dans cet article nous avons essayé de donner quelques clés de compréhension au processus de convergence et au récent ralentissement économique dans certains pays émergents. La complexité du phénomène ne nous permet toutefois pas de balayer tout le spectre des problématiques qui sont en action aujourd’hui. En guise de conclusion rapide, il faudra garder à l’esprit que (i) ce qui a marché dans une unité de lieu et de temps n’est pas forcément applicable dans une autre et que (ii) nous en savons sans doute plus sur les recettes qui ne fonctionnent pas que sur celles qui fonctionnent. C’est pourquoi toute orthodoxie économique doit être utilisée avec précaution quand elle est appliquée aux stratégies du développement.

 

 

Notes:

[1] D’après la définition de la Banque Mondiale, un pays accède successivement à différentes catégories de revenus : un pays est à revenus faibles si son Revenu National Brut (RNB) par tête est égal ou inférieur à 1 035$, à revenus intermédiaires s’il est compris entre 1 036$ et 12 615$ (avec la barre des 4 085$ comme séparation entre pays à revenus intermédiaires inférieurs et supérieurs), à hauts revenus lorsqu’il est supérieur à 12 616$.

[2] Le modèle de Solow est un modèle de croissance, où pour simplifier, l’accumulation de capital par tête permet la convergence des revenus par tête vers un état stationnaire stable de façon quasi-automatique. La croissance ralentit au fur et à mesure du développement. Ce modèle fait face au modèle de Harrod-Domar, sur le fil du rasoir beaucoup plus incertain.

[3] Notamment Corée du Sud, Hong Kong, Taiwan, Singapour pour ne citer que les exemples les plus frappants.

[4] La frontière technologique mondiale représente l’état le plus avancé des connaissances techniques humaines (voir Caselli et Coleman (2006)).

[5] Le taux de dépendance est le ratio de la population dépendante sur la population active. La population dépendante correspond à la population âgée de moins de 15 ans et de plus de 65 ans. Ce taux peut-être décomposé sur sa partie jeunesse (Population de moins de 15 ans/Population active) et sur sa partie vieillesse (Population de plus de 65 ans/Population active).

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