Qui est l'entrepreneur ? (Note)

Résumé :

·         La notion omniprésente d’entrepreneur trouve ses fondements dans la science économique ;

·         L’entrepreneur tient une place essentielle au sein du processus de production ;

·         S’il est innovateur, il est aussi celui qui identifie les opportunités de profit ;

·         L’entrepreneur se distingue du capitaliste qui tire sa rémunération du capital.

Plus que jamais la création d’entreprise a le vent en poupe, en témoignent le développement des incubateurs comme les montants investis par les Business Angels. Ainsi, depuis 2009 c’est en moyenne 40 millions d’euros investis chaque année par le réseau France Angels, dont 48,3 % à destination du secteur digital[1] .

L’entrepreneuriat se définit généralement comme un processus à l’initiative d’individus (indépendants ou salariés) dont le comportement innovant et / ou la prise de risque ambitionnent de générer un profit ou une forme de rétribution qu’elle soit ou non monétaire (Schmiemann, Eurostat 2012). À bien des égards, l’entrepreneuriat dépasse les limites de la seule sphère productive et peut définir des comportements stratégiques en politique (Wagner, 1966) comme au sein de coopération et d’associations (Malo, 2001).

Si l’on s’en tient à son potentiel de création et de développement des entreprises, le processus entrepreneurial offre des perspectives considérables en termes d’emploi et de croissance qui peuvent modifier les conditions macroéconomiques d’une économie (Eurostat, 2012). Dès lors, en période de sortie de crise économique, une dynamique d’innovation et de création d’entreprises est un signal important de reprise de l’activité, dans la mesure où cela indique que des individus identifient à nouveau des opportunités de profit.

Tandis que l’entrepreneuriat est aujourd’hui sur le devant de la scène, le rôle que lui prête la théorie économique est souvent mal connu. Sans prétendre à l’exhaustivité, la suite de cet article expose les grandes théories de l’entrepreneur comme agent économique.

1.      Naissance conceptuelle au 18ème siècle

Historiquement, la figure de l’entrepreneur est réservée aux sciences économiques. La paternité de ce concept est communément attribuée à Richard Cantillon (1680-1734) qui, dans son « Essai sur la nature du commerce en général » (1755) publié post-mortem, définit l’entrepreneur comme un individu preneur de risque qui mobilise des ressources dans l’anticipation d’un bénéfice futur de son activité.

La figure de l’entrepreneur que propose Turgot (1727-1781) annonce les prémisses des développements du 19ème siècle. Si la priorité de Turgot est bien d’identifier « l’emploi dont les capitaux sont l’objet » (Fontaine, 1992), il distingue précocement l’entrepreneur comme l’agent rémunéré pour la direction des affaires, du capitaliste prêteur d’argent dont la rémunération émane de l’intérêt, c’est-à-dire de la rémunération du capital. La véritable originalité de son approche réside néanmoins dans l’identification de l’entrepreneur-capitaliste comme agent dont le savoir est plus pertinent (ibid. p. 523).

2.      L’entrepreneur gestionnaire du 19ème siècle

Dans la lignée de Cantillon, les premières réflexions sur la figure de l’entrepreneur sont marquées par le rapport au monde des affaires qu’entretiennent ses héritiers, en particulier les auteurs de l’école française Jean-Baptiste Say et Jean-Gustave Courcelle-Seneuil (on peut voir les apports moins importants de Condiallac (1776), Courcelle-Seneuil (1855), Tarde (1890) et Leroy-Beaulieu (1919)).

L’accent est d’abord mis sur la capacité de bonne gestion de l’entrepreneur qui le différencie du capitaliste (voir encadré 1). L’entrepreneur devient l’agent pivot de tout système de production et de distribution que Say définit comme l’agent doté du bon jugement (1828-1829). L’entrepreneur est l’agent qui maîtrise le sens des affaires et l’art d’entreprendre, c’est-à-dire l’art d’employer le plus utilement possible le capital et le travail (Courcelle-Seneuil, 1872). L’entreprise est donc définie comme « toute application de l’activité humaine qui consiste à combiner l’emploi des forces diverses pour atteindre un but déterminé »Courcelle-Seneuil (1872, p.1, cité par Ribeil 1994, p.40).

Si l’art d’entreprendre possède une dimension innée, l’acquisition de connaissances spécifiques telles que les processus de fabrication de produits, l’identification des désirs des consommateurs, ou la connaissance des prix de revient comme des coûts de production, sont autant d’éléments que l’entrepreneur se doit de maitriser (Courcelle-Seneuil, 1872:188 ; Say, 1848:18). Dans la tradition française, le recours au « bon jugement » nécessite d’imaginer les futurs possibles en situation d’incertitude et en ce sens, faire preuve de prudence[2] .

En jetant les fondements de la science des affaires, les deux auteurs mettent donc l’accent sur l’esprit de direction et la connaissance des procédés industriels que seule la pratique permet d’acquérir. Avec la tradition française, l’entrepreneur n’est plus seulement le bon gestionnaire des ressources identifié par Turgot, il est aussi un homme prudent capable d’imaginer le futur sans se référer au passé en situation d’incertitude (Facchini, 2007). Dans ces circonstances la connaissance n’est pas le seul déterminant du succès entrepreneurial, il convient d’introduire la capacité à prendre les bonnes décisions en situation d’incertitude.

En 1819, Jean-Baptiste Say joindra les écrits à la pratique en fondant avec Vital Roux la première école de commerce du monde : l’École spéciale de commerce et d’industrie, l’actuelle ESCP Europe.

3.       Incertitude, innovation, perception : l’entrepreneur au 20e siècle.

Au début du 20ème siècle, une distinction majeure, issue des travaux de Frank Knight (1921) sur les concepts de risque et d’incertitude, va avoir un impact significatif sur la théorie de l’entrepreneur. Chez Knight, le concept de risque fait référence à une situation où l’occurrence d’un événement est probabilisable contrairement au concept d’incertitude où la probabilité de réalisation de l’évènement est inconnue. Cette distinction fondamentale conduit à penser l’action de l’entrepreneur non pas dans un univers risqué, mais dans un monde incertain (Facchini, 2007).  Dans un monde incertain il ne convient plus de se référer à la probabilité d’apparition d’un événement, mais bien d’imaginer le monde des possibles quand bien même ce dernier est imprévisible.

Dans ce contexte, Joseph Schumpeter va définir l’entrepreneur comme un innovateur. Il est un agent capable de briser les routines et traditions de consommation en combinant autrement les ressources, en réorganisant la firme ou en introduisant de nouveaux intrants.  Schumpeter définit ainsi le processus de « destruction créatrice » selon lequel la concrétisation d’idées nouvelles, si elles rencontrent le succès, entraine l’abandon de certaines, pratiques ou consommations intermédiaires et certains biens au profit de nouveaux. À terme, ce processus entraine la dynamique de création de richesses et le développement des économies. Contrairement aux autres agents, l’entrepreneur exhibe un comportement de leader aux prévisions prédictives et à l’imagination visionnaire, qu’accompagne un comportement innovant plutôt que routinier pour répondre à l’incertitude. 

Face à cette approche, Israël Kirzner (1973 et 2005), présente le renouveau de la théorie de l’entrepreneur en une synthèse des apports de Knight (l’incertain), Say (l’organisation de la production) et de Schumpeter (l’innovation). L’entrepreneur est alors considéré comme une fonction inhérente de l’action dans un contexte où ni les fins ni les moyens ne sont donnés. Kirzner définit donc l’entrepreneur comme un agent doté d’ « alterness », à savoir une acuité particulière à percevoir les gains et la capacité de les saisir. En ce sens il dispose d’un coup d’œil plus prompt que la foule. Entreprendre devient donc une posture particulière, une attitude de vigilance aux opportunités de profits non encore perçues. Dès lors, s’il est utile de proposer des méthodes de maximisation du profit, encore faut-il l’identifier.

Par la suite, de nombreuses ramifications ont découlé de ces grandes figures de l’entrepreneur. En outre, le rôle décisif du comportement  entrepreneurial a été identifié dans un grand nombre de situations non marchandes telles que la politique, les milieux associatifs, ou encore la coopération internationale.

Conclusion

De part ses compétences spécifiques, l’entrepreneur occupe une place fondamentale dans le processus de production. Il se distingue notamment du capitaliste dont il fait fructifier le capital.

Dès 2003, la Commission Européenne souligne le challenge que représente l’identification des « facteurs déterminants à la mise en place d’un climat favorable aux affaires et aux entrepreneurs. La politique publique doit s’attacher à développer le nombre d’entrepreneurs en Europe en adoptant les mesures les plus appropriées au développement de l’entrepreneuriat comme de nouvelles entreprises » (2003:9).

Depuis 2014, l’Union Européenne s’est ainsi lancée dans un vaste programme de soutien à la compétitivité des petites et moyennes entreprises et projette d’y investir 2,5 milliards d’euros d’ici à 2020. Dans un second article BSI à paraitre, nous reviendrons sur la dynamique entrepreneuriale sur la période 2007-2016 en Europe en proposant une analyse « focus » sur la France.

Références

Cantillon, R. (1755). Essai sur la nature du commerce en général. History of Economic Thought Books.

EUROPE, E. I. (2003). Green Paper Entrepreneurship in Europe.

Facchini, F. (2007). Entrepreneur et croissance économique: développements récents. Revue d'économie industrielle, (3), 3-3.

Fontaine, P. (1992). La théorie de l’entrepreneur de Turgot: commentaire. L'Actualité économique, 68(3), 515-523.

Kirzner, I. (1973). Competition and entrepreneurship. The university of Chicago Press, Chicago.

Kirzner, I. M. (2005). Human attitudes and economic growth. Cato J., 25, 465.

Knight, F. H. (1921). Risk, uncertainty and profit. New York: Hart, Schaffner and Marx.

Malo, M. C. (2001). La gestion stratégique de la coopérative et de l’association d’économie sociale (2e partie): L’entreprise et ses orientations. Revue internationale de l'économie sociale: Recma, (282), 84-94.

Ribeil, G. (1994). Courcelle-SENEUIL. fondateur du management moderne des entreprises au milieu du XIX siècle. L'invention de la gestion: Histoire et pratique, l'Harmattan, Paris, 33.

Say, J. B. (1848). Oeuvres diverses de J.-B. Say, contenant. Guillaumin et Cie.

Say, J. B. (1828). 1829. Cours complet d’économie politique pratique.

Schelle, G. (Ed.). (1923). Oeuvres de Turgot et documents le concernant: avec biographie et notes (Vol. 3). F. Alcan.

Schmiemann, M. (2012). Measuring entrepreneurship in Europe. Entrepreneurship determinants: culture and capabilities, Eurostat statistical yearbook.

Schumpeter, J. A. (1954). History of economic analysis. Psychology Press.

Schumpeter, J. A., & Perroux, F. (1935). Théorie de l'évolution économique. Paris: Dalloz.

Wagner, R. E. (1966). Pressure groups and political entrepreneurs: A review article. Public Choice, 1(1), 161-170.

Annexe :  De Jean-Baptiste Say à Xavier Niels

Très tôt, dans la lignée de Turgot, Say distingue la fonction du capitaliste de celle de l’entrepreneur. Le premier apporte le capital à l’entreprise, le second le fait fructifier. Cette dissociation se retrouve plus que jamais dans la relation entre Business Angels qui apportent le capital et les jeunes start-up prometteuses qui prétendent à créer de nouveaux segments de marché ou à se positionner comme concurrent sur les marchés existants. Dans ce cadre l’entrepreneur porteur d’un projet innovant doit démontrer ses compétences de bons gestionnaires de ressources et de connaissance du marché afin de bénéficier de financement de la part d’investisseurs. L’entrepreneur, rémunéré par son salaire, fait ainsi fructifier le capital des Business Angels, qui en tirent leur rémunération. 


[1] 16 ,9% pour le secteur santé et biotech, 7,1% pour le secteur énergie et cleantech, 3% pour le secteur services et transports, 12,8% pour l’industrie et la chimie, 6,1% pour les biens de consommation et 5,9% pour les autres secteurs. Chiffre de 2015 France Angels, Fédération nationale des Business Angels.

[2] En situation d’incertitude, il n’est pas possible de se référer au passer pour  probabiliser les évènements futurs.

Benjamin Michallet est doctorant à l'École d'Économie de Paris, rattaché au Centre d'économie de la Sorbonne. Il intervient en parallèle comme expert en modélisation et analyse socio-économique au sein du cabinet Goodwill Management. Ses principaux centres d'intérêts sont à la croisés de l'économie de l'environnement, de l'économie politique des institutions et de l'économie de la croissance. Il enseigne à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne ainsi qu'à Sciences Po.

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