Le revenu universel, remède miracle ou chimère ? (Note)

Résumé :

·        Le revenu universel connaît une médiatisation croissante depuis quelques mois, et apparaît désormais comme une mesure possible en France dans un avenir plus ou moins proche ;

·        Le revenu universel peut constituer un outil de lutte contre la pauvreté, qui a progressé ces dernières années en France et dans les principales économies européennes ;

·        En revanche, il serait illusoire d’y voir une réponse suffisante à la montée des inégalités, et plus globalement des difficultés des économies développées à assurer un emploi et un niveau de vie suffisant à l’ensemble de la population. ;

·        Concernant son financement, ses conditions d’application peuvent prendre des formes très différentes, ce qui rend son chiffrage délicat.

En France et à l’étranger, le revenu universel est de plus en plus présent dans le débat public. En 2016, un référendum d’initiative populaire a eu lieu en Suisse sur la création d’un revenu de base, débouchant sur le rejet de cette mesure à une large majorité (77 % se sont prononcés contre). Depuis janvier, une expérimentation a lieu en Finlande : 2 000 personnes bénéficieront pendant deux ans d’un revenu de 560 euros sans condition. En France, la médiatisation de cette mesure a progressé pendant la primaire de la droite et du centre, puis lors de la primaire de la gauche dont le vainqueur souhaite l’instaurer (progressivement) s’il est élu à la Présidence de la République.

Ce billet revient sur les enjeux du revenu universel, paré de toutes les vertus par certains de ses défenseurs, jugé trop onéreux et une incitation à la paresse par ses détracteurs.

1.    Qu’est-ce que le revenu universel ?

Selon le Basic Income Earth Network (BIEN), le revenu universel répond à 5 caractéristiques :

-        Il est périodique, ce n’est pas une subvention ponctuelle ;

-        Il a lieu sous forme monétaire, ce qui garantit le libre choix d’utilisation du bénéficiaire ;

-        Il est individualisé ;

-        Il est universel, sans conditions de ressources ;

-        Il est inconditionnel, et ne dépend pas, notamment, de la recherche d’un travail.

Derrière ces traits généraux, qui constituent le socle commun derrière lesquels se regroupent les promoteurs du revenu universel, se cachent toutefois de nombreuses divergences.

La principale de ces divergences est l’idéologie qui sous-tend la nécessité de créer un revenu universel, dont nous verrons par ailleurs qu’elle conditionne directement ses modalités d’application. Sa mise en place est en effet soutenue par un panorama d’intellectuels, d’économistes et de décideurs politiques très hétérogène. Pour certains, le revenu universel répond au désir d’une socialisation croissante des revenus. Pour d’autres, il rétribue l’utilisation et l’appropriation d’un héritage et de ressources communs (pétrole, ressources naturelles, inventions passées, etc.).

D’autres voient uniquement le revenu universel comme un filet de sécurité qui lève les incertitudes de l’individu à satisfaire ses besoins fondamentaux (logement, alimentation, etc.). Il constituerait ainsi le plus court chemin vers l’éradication de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

2.    Un outil de réduction de la pauvreté, pas des inégalités

Depuis dix ans, la crise et la montée du chômage ont entraîné une hausse de la pauvreté. En France, 5 millions de personnes avaient un niveau de vie inférieur à 50 % du niveau de vie médian en 2014[1] (contre 4,4 millions en 2008). En dehors même de la montée du chômage, qui prive les ménages modestes de revenus du travail dont ils sont particulièrement dépendants, la pauvreté est un phénomène dont la France ne s’est jamais débarrassée. Plus de 2 millions de personnes vivent en dessous du seuil de 40 % du niveau de vie médian, malgré les différentes prestations sociales existantes.

La mise en place du revenu universel apparaît comme une solution simple à la pauvreté. Dans Capitalisme et liberté (1962), c’est la principale motivation de Milton Friedman, qui défend cette mesure dans un chapitre consacré à la lutte contre la pauvreté. John Kenneth Galbraith écrivait également dans Voyage dans le temps économique (1995) « qu’il n’est pas plus évidente solution à la pauvreté qu’un revenu ». Le revenu universel a le mérite de répondre directement à la pauvreté sans traiter ses causes, nombreuses et complexes, en augmentant les revenus des plus modestes. Il reste toutefois à définir un seuil de niveau de vie acceptable (50 % du niveau de vie médian par exemple), qui déterminera les modalités d’application (montants et financement notamment).

Concrètement, le revenu universel peut prendre la forme d’un impôt négatif. C’est par exemple le cas de la proposition de Gaspard Koenig et Marc de Basquiat, dans un rapport de 2014 : LIBER, un revenu de liberté pour tous. Selon leurs simulations, le LIBER, financé par un impôt proportionnel, aboutirait à un gain financier net pour les premiers déciles (en termes de revenus), qui décroît progressivement, et une perte net pour les deux derniers déciles.

Concernant la réduction des inégalités, les effets potentiels du revenu universel semblent plus limités, car c’est un outil de redistribution mais il n’agit pas sur les inégalités de revenus primaires[2] . Dans Le capital au 21ème siècle, Thomas Piketty a mis en évidence que les inégalités de revenus du travail, hormis celles de l’infime tranche supérieure qu’il appelle les « super-cadres » avec le reste de la population, étaient bien inférieures aux inégalités de dotations en capital. Pour infléchir la tendance à la concentration du capital et de ses revenus, il faudrait envisager un revenu universel d’un montant élevé et financé par une hausse de la taxation du capital. Compte tenu de sa forte mobilité et du niveau de taxation du capital déjà élevé en France, les marges de manœuvre sont limitées. Une coordination entre Etats serait plus adaptée, mais semble peu probable dans un avenir proche. La réduction des inégalités relève de changements économiques plus profonds qui dépassent largement les enjeux du revenu universel.

3.    Une réponse à la raréfaction de l’emploi ?

Le revenu universel imaginé par Milton Friedman a pour objectif d’éradiquer la pauvreté. Il assure à tous les individus de la société de ne pas tomber dans la pauvreté et l’exclusion, sans remettre en cause le fonctionnement de l’économie de marché et la propriété privée. En fonctionnant comme un filet de sécurité, le revenu universel peut s’avérer utile dans une logique de sécurisation financière, alors que les parcours professionnels sont appelés à être de moins en moins linéaires.

On peut ainsi imaginer que la création du revenu universel aurait des effets sur le marché du travail en affectant l’offre de travail. Un filet de sécurité financier pourrait en effet agir à la fois sur le salaire de réserve[3] des salariés, et leur pouvoir de négociation. Selon le type de revenu universel mis en place et le montant prévu, cet effet pourrait être plus ou moins grand. Ces dernières années, dans la plupart des pays européens, les réformes des marchés du travail ont été guidées par les contraintes d’ajustement de compétitivité-prix et pèsent sur la qualité de l’emploi, les salaires et les revenus des ménages, ainsi que la productivité. Au Royaume-Uni et en Allemagne, où le nombre de chômeurs a baissé par rapport à son niveau de 2007, la part des emplois atypiques[4] a augmenté, et le niveau de pauvreté est élevé, notamment chez les personnes en emploi (voir graphique).

Face à la montée du nombre de travailleurs à bas salaires ou sous contrats atypiques, ainsi que du nombre de chômeurs (plus de 6 millions de personnes en France toutes catégories confondues), le rôle du revenu universel comme protection contre la pauvreté et la précarité peut apparaître comme potentiellement important. Sa mise en place serait un contrepoids puissant face à la dégradation des conditions d’emploi et de revenus en faveur des travailleurs les plus fragiles. En réalité, la règlementation du marché du travail et l’existence de minima salariaux remplissent déjà ce rôle. Le besoin de protection des travailleurs face à la pauvreté et la précarité révèle davantage de carences dans le fonctionnement du marché du travail qu’il n’est une solution. En France, la proportion de travailleurs pauvres est plus faible que la moyenne européenne. Même si des progrès sont possibles, le travail reste une protection efficace contre la pauvreté en France relativement aux autres pays européens mais le taux de chômage y est élevé.

Pour certains de ses défenseurs, le revenu universel est également une réponse à la raréfaction du travail. Conséquence d’un affaiblissement durable de la croissance économique, le nombre de chômeurs a considérablement progressé en Europe depuis dix ans. En France et dans la Zone euro, le taux de chômage atteint 10 % de la population active. Sur le plan macroéconomique, cela reviendrait à utiliser le revenu universel comme une adaptation, et non comme une solution, au sous-emploi. Le revenu universel s’apparenterait ici à une nouvelle forme de partage du travail en transformant le chômage en inactivité totale ou partielle rémunérée. On peut alors se demander si d’autres formes de partage du travail ne sont pas porteuses d’une croissance plus inclusive et de davantage de progrès social.

Les causes du sous-emploi sont nombreuses et ne nécessitent pas nécessairement une socialisation accrue des revenus. Il peut provenir, côté offre, de la productivité insuffisante du travail, qui peut se résoudre en baissant le coût du travail ou en augmentant les compétences des travailleurs ; côté demande, du manque de débouchés qui bride l’emploi. Une partie du chômage, en France et plus globalement en Europe, a des origines conjoncturelles et provient de la faiblesse de la demande. Il existe également une forte contrainte de productivité du travail qui pèse sur les bas salaires. La politique d’enrichissement de la croissance en emplois du gouvernement par la baisse des coûts du travail est une réponse à cet enjeu. La politique économique de la France ne concentre pas la baisse du coût du travail par les salaires (mais par une baisse des charges), politique qui rentabiliseraient des emplois peu productifs, ferait baisser le chômage, mais génèreraient des travailleurs pauvres.

Le revenu universel ne répond pas à l’incapacité croissante de la plupart des économies développées à créer des emplois et des gains de productivité sans ponctionner les déterminants de la demande globale. S’il peut, selon ses modalités, en atténuer plus ou moins fortement les conséquences, il ne constitue pas une réponse suffisante au sous-emploi en France (et en Europe).

Concernant l’incitation à travailler, si tant est que sa définition se limite à l’exercice d’un emploi, elle est d’autant mieux préservée que la règlementation du travail est protectrice des conditions de travail et des salaires. De la même manière que le salaire minimum horaire protège de la pauvreté, il préserve l’incitation au travail, notamment pour les salariés à temps complet, parce qu’il garantit un revenu minimum par heure travaillée. La baisse du taux de participation, transformant une partie du chômage en inactivité, devrait ainsi rester limitée en cas d’instauration du revenu universel. Pour préserver cette incitation au travail, il est indispensable que la protection qu’offrirait le revenu universel comme filet de sécurité n’ouvre pas la porte à un nivellement par le bas de la protection des revenus et des conditions de travail des personnes en emploi.

Pour ces mêmes raisons, à savoir que le travail offre un niveau de revenu supérieur au revenu universel, celui-ci n’est pas un outil de stabilisation de la demande. En bas de cycle, les destructions d’emplois, la montée du chômage et leurs effets sur les revenus salariaux appellent à la mise en place d’une politique contra-cyclique de soutien de la demande à laquelle le revenu universel ne peut pas se substituer. Plus structurellement, le revenu universel peut générer un surcroît de consommation dans la mesure où il réduit les inégalités et augmente le niveau de revenu des plus modestes, qui épargnent peu. Toutefois, nous avons vu plus haut que la résorption pérenne des inégalités, qui sont responsables de la hausse de du taux d’épargne et de l’affaiblissement durable de la demande globale[5] , relève de changements plus globaux.

4.    Le revenu universel est-il finançable ?

Dans une note récente, Le revenu universel, une utopie utile ?, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a estimé que l’instauration du revenu universel représentait 22 points de PIB, ce qui rendait en pratique ce projet irréaliste.

Dans le tableau ci-dessous, nous avons simulé le coût brut de deux « formules » du revenu universel, l’une (RU 1) étant nettement plus généreuse que l’autre (RU 2). Dans les deux cas, les montants en jeu sont effectivement considérables. Ainsi, pour un montant de 250 euros par mois pour les moins 18 ans, 450 euros par mois pour les 18-65 ans et 550 euros par mois pour les plus de 65 ans, le revenu universel représenterait 340 milliards d’euros (soit 15 points de PIB, et 615 milliards d’euros soit 28 points de PIB dans la formule plus généreuse).

A première vue rédhibitoires, ces montants doivent toutefois être analysés en termes nets, qui dépendent grandement de la logique qui motive la mise en place d’un revenu universel. Ils ne prennent pas non plus en compte ses retombées éventuelles sur l’économie (et les recettes fiscales, l’emploi, etc.).

On peut imaginer un système fiscal de redistribution qui s’autofinancerait, en conservant ou non le principe de tranches. Le « LIBER », évoqué plus haut, serait par exemple financé par un impôt proportionnel. Plus un individu a des revenus importants et moins son gain financier net, qui équivaut au montant reçu au titre du revenu universel diminué de l’impôt, serait élevé. Pour les individus aux plus hauts revenus, l’impôt dépasserait le montant du revenu universel, ce qui en ferait des contributeurs nets.

Par ailleurs, on peut aussi envisager une substitution du revenu universel aux prestations sociales de redistribution. Le surcroît de dépenses publiques pourrait être compensé par la disparition d’une partie des dépenses sociales, entraînant au passage de possibles simplifications administratives. La refonte des minima sociaux, sans nécessairement supprimer toute prise en compte des spécificités des situations individuelles, et l’individualisation du versement avaient été évoquées lors dans le rapport Sirugue[6] en 2016.

En France, les prestations sociales représentaient 690 milliards d’euros en 2014, soit environ un tiers du PIB, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Parmi ces dépenses, 240 milliards d’euros concernaient la santé (maladie et invalidité notamment) et n’ont pas vocation à être redirigés vers le revenu universel. L’articulation des autres dépenses sociales avec le revenu universel n’est pas toujours évidente pour les postes Vieillesse-survie (313 milliards d’euros), Emploi (43 milliards d’euros, de chômage notamment), Logement (18 milliards d’euros) et Famille (54 milliards d’euros). Pour les dépenses de Pauvreté-exclusion (20 milliards d’euros), la substituabilité est plus claire.

Le financement du revenu universel est un enjeu important pour sa crédibilité. Il dépend à la fois des montants versés au titre du revenu universel, qui peuvent être plus ou moins généreux selon le seuil de pauvreté monétaire retenu, de la mise en place d’un système fiscal plus redistributif et de possibles économies de dépenses sociales.

Dans une logique de socialisation accrue des revenus ou de rétribution d’un patrimoine ou de ressources naturelles communs, le revenu universel ouvre la porte à une intermédiation beaucoup plus importante de l’Etat et des dépenses publiques dans le partage de la valeur ajoutée.

Conclusion

L’instauration du revenu universel constituerait une solution directe à la pauvreté, en hausse ces dernières en France comme dans les principales économies européennes. Il représente potentiellement un outil simple et efficace pour répondre aux conséquences de l’incapacité des économies développées à garantir un emploi et un niveau de vie minimum à leur population.

Comme filet de sécurité financier, il peut constituer une réponse à la montée de la précarité financière, amplifiée par la hausse du nombre de chômeurs et le développement des contrats atypiques, mais n’en résoudra pas les causes structurelles. Le revenu universel n’efface pas le besoin de répondre aux déséquilibres économiques qui caractérisent actuellement les économies développées : affaiblissement structurel de la demande globale, ralentissement de la productivité, montée des inégalités, insuffisance du système de formation, etc.

Son financement est possible à condition d’effectuer des arbitrages avec les prestations sociales et les politiques publiques existantes ou d’accepter une intermédiation accrue des administrations publiques dans la distribution des revenus, en augmentant l’imposition des revenus et en renforçant le caractère redistributif du système fiscal. Cela en fait dans tous les cas un choix extrêmement impactant politiquement et économiquement.


[1] Le niveau de vie médian en France en 2014 était de 20 150 euros brut par an. Il est calculé par l’INSEE de la façon suivante : « Le niveau de vie est égal au revenu disponible du ménage divisé par le nombre d'unités de consommation (uc). Le niveau de vie est donc le même pour tous les individus d'un même ménage. Les unités de consommation sont généralement calculées selon l'échelle d'équivalence dite de l'OCDE modifiée qui attribue 1 uc au premier adulte du ménage, 0,5 uc aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 uc aux enfants de moins de 14 ans. »

[2] Les revenus primaires sont les revenus d’un ménage avant redistribution

[3] Le salaire de réserve est le montant de salaire en dessous duquel un chômeur ne va pas accepter de reprendre un emploi

[4] Un emploi typique est un emploi permanent à temps plein

[5] Ce sujet a fait l’objet de nombreux articles, dont ceux de Lawrence Summers sur la stagnation séculaire, ainsi que d’une étude sur BSI Economics : « Quels  risques de stagnation séculaire pour la zone euro ? »

[6] « Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune », paru en 2016 

Clément Bouillet est diplomé de l'Université Paris Dauphine et Paris Val de Marne. Après une expérience comme économiste à EDF, Clément Bouillet évolue actuellement dans un service d'étude économique d'une compagnie d'assurance.

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