Comprendre le multiplicateur budgétaire à travers un exemple : le cas espagnol

Depuis maintenant quelques années, la Zone Euro s’est lancée dans une longue cure d’austérité afin de ne pas sombrer un peu plus dans la crise. L’objectif de ce type de politiques, qui consistent à effectuer des coupes dans les dépenses de l’Etat tout en essayant d’augmenter ses recettes, était d’éviter que la dette publique des pays explose et devienne insoutenable (1) . Un niveau de dette publique trop élevé peut se révéler dévastateur lorsqu’il poursuit sa trajectoire ascendante, ce qui laisse envisager des difficultés futures pour l’Etat endetté à la rembourser. Un cercle vicieux pour alors s’instaurer : le stock de dette augmente, les taux d’intérêt (2)  s’ajustent à la hausse, d’où des paiements d’intérêts plus importants qui accentuent le déficit public, la dégradation de ce dernier nécessitant de nouvelles émissions obligataires et/ou de contracter des prêts à des taux d’intérêts élevés. Pour enrayer cette spirale négative, la voie qui a été empruntée fut celle du rééquilibrage des comptes publics et du désendettement public.


Or en temps de crise réduire les dépenses publiques, alors même que l’investissement privé se tarit, peut s’avérer dangereux pour l’activité économique. Si la baisse des dépenses amplifie le ralentissement de l’activité, alors ses effets deviennent très vite indésirables et risquent de plonger les pays dans une récession plus longue et plus dure. Au-delà du fait que rentrer dans un cycle de désendettement envoie un message fort aux marchés et permet de les rassurer (3) , l’impact sur l’économie réelle reste très incertain. Avant d’entreprendre ce type de politique, il a été question au préalable de mesurer « les coûts et les gains » d’une politique d’austérité et de voir si elle serait en mesure de fournir des résultats satisfaisants pour répondre aux attentes actuelles. Il a alors été établi que la réussite de ce type de politique était conditionnée à la réalisation des deux postulats suivants : avoir un multiplicateur budgétaire faible et l’équivalence Barro-Ricardienne.

Multiplicateur budgétaire : explications, estimations, erreurs

Tout d’abord, le multiplicateur budgétaire est une mesure de l’impact d’une variation des dépenses publiques sur le PIB. Il est convenu, toute chose égale par ailleurs, qu’une baisse des dépenses génère une certaine contraction du PIB. Dans le cas d’une politique d’austérité, il faut que l’impact de la réduction des dépenses ait un effet le plus petit possible sur la variation du PIB, pour ne pas précipiter l’économie dans la récession ; si tel est le cas, le multiplicateur budgétaire est faible. Par exemple avec un multiplicateur estimé à 0,5, une contraction de 1 euro des dépenses publiques entraine une baisse de 50 centimes d’euros. Le multiplicateur budgétaire est calculé empiriquement pour chaque pays, à partir de données historiques sur plusieurs variables, pour une période donnée. Il repose sur une hypothèse phare : l’absence d’équivalence Barro-Ricardienne. Cette dernière est censée refléter le comportement des agents économiques (les ménages et les entreprises) vis-à-vis d’une variation des dépenses publiques. Dans un contexte de ralentissement de l’activité, une hausse des dépenses publiques n’a pas les effets de relance souhaités, car les agents auront tendance à épargner davantage plutôt que de consommer. Ce comportement est justifié soit par le fait qu’ils anticipent une hausse future des impôts (en contrepartie de la hausse actuelle des dépenses publiques) et préfèrent alors se constituer des « réserves », soit parce qu’en période de crise l’incertitude est forte et il vaut mieux se constituer un stock d’épargne pour éviter de se retrouver en difficulté plus tard (pour cause de chômage, de perte de pouvoir d’achat etc…) (4). En revanche, quand la politique budgétaire est restrictive, le comportement opposé est observé, où les agents économiques piochent dans leur stock d’épargne pour consommer et ainsi conserver un certain niveau de vie. Dès lors si cette hypothèse est vérifiée, baisser les dépenses implique un multiplicateur budgétaire assez faible, étant donné que l’activité économique bénéficie du regain de consommation et d’investissement de la part des agents dits « ricardiens ».


Le Fonds Monétaire Internationale (FMI), l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) ou encore la Commission Européenne (CE) ont globalement estimé dans un premier temps que le multiplicateur budgétaire avoisinait en moyenne 0,5 en Zone Euro. Ce chiffre était le niveau consensuel, pour 21 économies dites avancées, sur la période 1970-2007. Mais l’écart entre les prévisions de croissance pour les pays de la Zone et le niveau constaté a été assez important, la récession ayant touché plusieurs d’entre eux, ce qui a amené ces institutions à réviser leur calcul du multiplicateur. Malheureusement, depuis 2007 les conditions économiques se sont modifiées et le multiplicateur budgétaire a été  globalement sous-estimé d’une magnitude de 1 à 1,7 (5) . Une récente publication du FMI de juin 2012  montre empiriquement (6), qu’en temps de crise, la hausse de la consommation et de la production est deux fois plus importante que la hausse des dépenses publiques. Il semble donc que les hypothèses de base sur lesquelles s’appuie le calcul du multiplicateur n’ont pas été validées. Nous allons alors essayer d’en comprendre les raisons, à travers l’exemple de l’Espagne, mais en aucun cas nous essayerons de calculer nous-même son niveau.

Multiplicateur et économie espagnole

Elève vertueux durant les années 2000 en termes de gestion des finances publiques, l’Espagne connait depuis 2007 de nombreuses difficultés et est désormais plongée dans une crise économique grave : en 2012 elle a enregistré une récession de 1,45%, un niveau de chômage record en Zone Euro de près de 24,8% et un déficit de 8,4% du PIB. Le dérapage des finances publiques a été notamment dû à la hausse massive des dépenses publiques pour renflouer les banques suite à la crise immobilière et soutenir les régions dont le déficit a considérablement augmenté au cours des années 2000. La dette publique est passée de 36,3% du PIB en 2007 à 86% en 2012. De nombreuses réformes (hausse de la TVA, baisse des dépenses publiques, gel du treizième mois pour les fonctionnaires, réforme du marché du travail) ont été entreprises afin de limiter la hausse de la dette publique et l’Espagne, tout comme le reste de ses voisins de la Zone Euro, est rentrée dans une phase d’austérité. Comme nous l’avons évoqué précédemment, cette cure s’imposait et était, entre autre, validée par les prévisions d’un faible multiplicateur et par le probable comportement « ricardien » des agents économiques.


Tout d’abord les ménages : ces derniers ont eu tendance à beaucoup s’endetter sur la période 2000-2006, avec une dégradation notable de leur ratio de solvabilité. Suite au boom immobilier et à la crise bancaire qui a suivi, le chômage a fortement augmenté (7)  et les ménages, craignant de perdre leur emploi face à une conjoncture catastrophique, se sont constitués un stock d’épargne. Entre 2006 et 2009 ce stock d’épargne des ménages a été multiplié par deux et le taux d’épargne est passé de 10,25% à 17,8%. Dans le même temps le gouvernement espagnol a considérablement augmenté ses dépenses pour se substituer partiellement à l’investissement privé et soutenir, tant bien que mal, l’activité. Cette réaction des ménages associée à la politique budgétaire expansive, laisse à penser qu’à l’époque nous étions bien en présence de comportements « ricardiens » au début de la crise. A partir de 2010, face à la dégradation des finances publiques et au risque important de contagion dans la Zone Euro avec la crise grecque, l’Espagne rentre dans une phase d’austérité budgétaire. C’est aussi à partir de 2010 que la consommation privée repart jusqu’à atteindre 59,3% du PIB en 2012 (contre 57,1% en moyenne depuis 2005), notamment grâce  aux ménages qui puisent dans leur réserves et augmentent leur consommation.  Ici encore, les ménages adoptent donc un comportement « ricardien », en sacrifiant leur épargne pour davantage consommer en période de baisses des dépenses publiques. Sur la base de ces éléments, la conclusion qui se dégage est que l’hypothèse d’équivalence Barro-Ricardienne est vérifiée. Dès lors choisir un multiplicateur faible, pas nécessairement égal à 0,4 mais inférieur à 1, semble être approprié.


Pour autant les résultats de croissance étant dérisoires, le doute est permis sur l’impact réel de l’austérité sur le variation du PIB, bien supérieur à ce chiffre, atteignant la valeur de 1,7 selon certains services d’études économiques. L’étude des entreprises et autres sociétés non financières espagnoles peut permettre d’apporter un élément de réponse. Contrairement aux ménages, les entreprises ont plutôt été « non ricardiennes » depuis le début de baisse des dépenses publiques. L’épargne des entreprises a considérablement augmenté et cela a été amplifié par la crise. Lorsque l’investissement privé a chuté, l’investissement public a tenté de prendre le relai, dans une moindre mesure, sans réussite jusqu’à ce que les premières réformes arrivent et que le gouvernement se retrouve les mains liées et ne puisse plus continuer à creuser son déficit, ou du moins à entreprendre des coupes dans ses dépenses. Les entreprises n’ont plus eu d’autres moyens que de s’autofinancer via l’accumulation d’une épargne plus importante (8). En 2006 le taux d’autofinancement (l’épargne sur l’investissement) était de 35%, mais atteignait 110% en 2011. Cette épargne a permis aux entreprises de dégager des capacités de financement positives, qu’elles ont très majoritairement consacré à la réduction de leur endettement depuis 2009. Cette épargne a sans doute aussi contribué au maintien de leur marge à un niveau raisonnable, mais encore insuffisant pour influer un retour à l’investissement. Un investissement (9) qui semble pourtant vital pour soutenir l’activité économique et qui pèse sur la croissance du PIB. Cette attitude « non ricardienne » des sociétés non financières espagnole est en accord avec un multiplicateur budgétaire élevé.


La course en avant vers l’austérité des pays membres de la Zone Euro apparait comme un autre facteur, ayant pu contribuer à une mauvaise estimation du multiplicateur budgétaire, en raison de ses effets sur le commerce extérieur. Les principaux partenaires commerciaux des pays de la Zone Euro sont essentiellement les autres membres de la zone. La part des exportations d’un pays de la Zone Euro vers les autres varie entre 40% et 65% au cours de la dernière décennie. Quand tous les pays baissent leurs dépenses simultanément, leurs échanges commerciaux diminuent et chaque pays se trouve alors contraint en termes de débouchés extérieurs. Cette symétrie est très désavantageuse et s’accompagne généralement par une dégradation générale de la balance commerciale (exportations moins importations) de chaque pays et affecte donc leur PIB. Dans le cas de l’Espagne, ses principaux partenaires sont la France, l’Italie et le Portugal (ils représentent en moyenne depuis 2000, 37% de la destination des exportations totales), trois pays qui ont eu tendance à aussi mener des politiques d’austérité d’une part et importer moins d’autre part. Ce cas est un peu particulier, car l’Espagne a réussi à compenser la baisse de ses exportations vers la Zone Euro, en exportant davantage dans le reste du monde, surtout vers l’Amérique du Sud. Quand un pays ne diversifie pas assez les régions vers lesquelles il exporte, cette alternative n’existe pas et la balance commerciale se dégrade d’autant plus. Le fait de ne pas pouvoir bénéficier de la demande extérieure de ses principaux partenaires commerciaux, contraints par des politiques budgétaires restrictives, joue indéniablement dans la contraction du PIB et devrait dès lors être intégré dans le calcul du multiplicateur budgétaire. L’aspect symétrique de l’adoption simultanée de mesures d’austérité budgétaire augmente mécaniquement le niveau du multiplicateur.

Conclusion


Le multiplicateur budgétaire en Zone Euro est plus proche de 1 que de 0,5 et serait même encore plus élevé pour plusieurs pays, notamment ceux dits de la périphérie, dont l’Espagne fait partie. Le FMI a concédé qu’il avait effectué une erreur et que celle-ci sera corrigée, ce dernier considérant désormais un multiplicateur proche de l’unité. En Espagne, deux facteurs justifient une mauvaise prévision du multiplicateur budgétaire: le comportement non-ricardien des entreprises espagnoles et la dégradation du commerce intra-zone avec les autres pays de la zone euro. Le premier a eu l’effet inverse que celui espéré dans le cadre de politique budgétaire restrictive. Quant au second, il n’a pas été considéré dans le calcul du multiplicateur budgétaire espagnol. Il semblerait qu’après s’être lancée dans une course à la réduction drastique des dépenses publiques, les pays de la Zone Euro s’apprête désormais à simultanément accentuer davantage leur effort pour se trouver rapidement sur la voie de la compétitivité. En espérant que cette fois, les gains et les pertes éventuels des futurs « politiques de compétitivité » ont bien été pesés au préalable.

Notes:

1 - Selon le FMI, une dette d’un pays est dite  insoutenable selon 3 critères : la trajectoires du ratio dette/PIB, la stabilisation du ratio dette/PIB à un niveau permettant un refinancement de la dette publique tout en préservant la croissance économique, et la composition de la dette qui détermine le risque de spirale négative en cas de dégradation des finances publiques.
2 - Pour tout une gamme d’obligations à des maturités ou des échéances étalées dans le temps.
3 - Et donc de bénéficier de taux d’intérêts moins élevés ou d’une forte demande pour souscrire aux émissions obligataires, deux facteurs qui facilitent un financement de la dette publique sur les marchés financiers.

4 - Même si ce second argument n’est pas évoqué dans le concept d’équivalence Barro-Ricardienne et qu’il s’agisse davantage d’un lissage intertemporel du revenu et de la consommation, il présente toutefois l’avantage d’être en accord avec la théorie tout en la complétant pour mieux se rapprocher de la réalité.
5 - Pour le FMI, il est supérieur à 1 mais plusieurs études vont plus loin en affirmant qu’il pourrait plutôt atteindre une valeur relativement plus proche de 2 que de 1.
6 - Corsetti, Meier & Mueller « What determines government spending multipliers », IMF Working paper, 12/150, June 2012.

7 - Le  secteur de la construction recensant un nombre important de travailleurs avant la crise, la faillite de ce dernier a eu un impact très négatif sur l’emploi.
8 - La répartition de la valeur ajoutée des entreprises s’est faire au profit de l’épargne et non de la masse salariale, qui a globalement beaucoup baissé via le non renouvellement des contrats temporaires, très nombreux en Espagne.

9 - Contribution de l’investissement au PIB seulement de 21% à l’automne 2012 selon la CE

Références :
FMI, « World Economic Outlook : Financial stress, downturns, and Recoveries », 2008, page 177.
Carlo Cottarelli, Reza Moghadam, « Modernizing the Framework for Fiscal Policy and Public Debt Sustainability Analysis », FMI, 5 août 2011.
Giancarlo Corsetti, André Meier, Gernot Müller, « What Determines Government Spending Multipliers ? », FMI, 1 juin 2012.
Commission européenne, « European Economic Forecast », Automne 2012, page 69.

 

Diplômé de l’Ecole d’Economie de Paris et de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne en monnaie-banque-finance, Victor Lequillerier est responsable d'études économiques dans une institution financière après plusieurs expériences notamment  au Crédit Agricole et à la Coface. Il a également dispensé des cours d'économie en Master à l'Université de Poitiers pendant quatre années. Victor Lequillerier est Vice-Président, Secrétaire Général et co-fondateur de BSI Economics. 

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