D’où viennent les crises de change ? (Note)

D’où viennent les crises de change ?

Résumé :

·       Une crise de change survient dans un pays lorsque la valeur de sa monnaie est attaquée sur les marchés. Ces crises sont fréquentes et ont un coût pour l’économie ;

·       La première génération de modèle l’explique par un conflit entre le régime de change fixe et des choix de politiques économiques qui épuisent les réserves officielles ;

·       Pour la deuxième, elle est causée par la perte de confiance des marchés en la volonté du gouvernement de défendre le taux de change fixe ;

·       Pour la troisième, elle est due à une crise jumelle faite d’une crise de change et d’une crise financière qui se renforcent mutuellement.

Particulièrement depuis les années 1980 et 1990, de nombreux pays ont été touchés par des crises de change (graphique 1). On considère qu’il y a crise de change lorsque la valeur de la monnaie d’un pays chute brutalement (au moins 15 % par rapport au dollar ou à une monnaie d’ancrage en cas de crawling peg), et/ou lorsque les réserves officielles de la banque centrale s’effondrent, à un niveau inférieur à 3 mois d’importation. Leur fréquence et leur coût pour l’économie réelle rendent importante l’étude de leurs causes et des chaînes de réactions qui font qu’elles s’étendent au reste de l’économie. Notamment, la littérature cherche à construire des modèles pour expliquer comment une attaque rationnelle des marchés provoque une dévaluation qui met fin à un régime fixe.

Graphique 1 : Pourcentage de pays ayant connu une dépréciation annuelle de plus de 15 %

Sources : BSI Economics, Reinhart et Rogoff, http://www.carmenreinhart.com/this-time-is-different/

Qu’est-ce qu’une crise de change ?

Une monnaie subit une crise de change lorsque les marchés, qui anticipent que son cours va s’effondrer, vendent, souvent lors qu’une panique, leurs avoirs libellés dans cette monnaie ce qui provoque la chute de sa demande et donc de sa valeur. Elle peut se matérialiser par une forte chute des réserves officielles de la banque centrale ou par une baisse brutale du taux de change nominal, l’une pouvant entrainer l’autre. Elle touche surtout les régimes de change fixe, pour lesquels la valeur d’une monnaie est arrimée à celle d’une autre ou à un panier de devise.

En effet, ces régimes doivent être extrêmement crédibles, en reposant sur des annonces de banque centrale cohérentes ou des mécanismes comme une caisse d’émission (ou currency board) par exemple. Le but est de garantir aux marchés que la stabilité du taux de change est pérenne, alors qu’un taux de change fixe peut générer des déséquilibres réels en termes de compétitivité par exemple (en causant de l’inflation). Même les régimes qui s’accompagnent d’arrangements institutionnels ne sont pas complètement protégés des crises, comme la caisse d’émission Argentine qui a explosé en 1992.

Lorsque le régime de change fixe est attaqué, c’est-à-dire que les marchés parient sur son effondrement, la banque centrale peut :

-        soit augmenter le taux directeur, pour endiguer la chute de la demande mais cela a un effet récessif sur le reste de l’économie;

-        soit vendre ses réserves officielles en devises étrangères pour racheter de sa propre devise sur le marché des changes et ainsi défendre sa valeur.

Par exemple, les réserves de change de la Banque centrale de Chine ont fondu récemment pour soutenir le cours du Yuan (voir le graphique de BSI Economics à ce sujet).Mais ces réserves ne sont pas infinies, et la crise de change survient lorsqu’elles s’épuisent rapidement, la banque centrale ne pouvant plus contrer la baisse de la demande.

Les crises de change concernent donc plus fréquemment ces régimes car une fois qu’ils prennent fin, le taux de change chute brutalement. Mais elles frappent aussi des pays qui laissent flotter leur monnaie, comme la Russie dont la monnaie s’est dépréciée de plus de 43% de Janvier 2014 à Janvier 2015.

Dans tous les cas, une crise de change a un impact réel sur l’économie. Elle peut, à travers la baisse du taux de change, relancer les exportations mais ces effets ne se manifestent pas au court terme (selon la théorie des élasticités critiques). En revanche, la chute de la valeur de la monnaie nationale provoque immédiatement une revalorisation des dettes libellées en monnaie étrangère, pouvant entrainer des crises bancaires et financières, pouvant elles-mêmes conduire à des crises de dettes souveraines (voir l’article de BSI Economics). C’est aussi une crise de balance des paiements car l’étranger cesse de financer le pays (on parle de sudden stop).La fréquence des crises de change et ses impacts sur l’économie ont conduit à une large littérature pour tenter d’identifier ses causes, et ainsi permettre de les prévoir.

La première génération : le rôle des fondamentaux macroéconomiques

La première génération explique une crise de change par un conflit entre les décisions de politiques économiques d’un pays et son régime de change fixe[i].Ce type de régime est, nous l’avons vu, contraint par un stock limité de réserves de change. Une augmentation de la masse monétaire, ou des déséquilibres budgétaires dus au creusement du solde budgétaire font que la banque centrale doit vendre ses réserves officielles sur le marché des changes afin de maintenir son offre de monnaie constante et ainsi maintenir son change fixe. Mais le stock de réserves n’étant pas inépuisable, la banque centrale peut ne pas avoir assez de réserves pour le faire. Lorsque la crainte de la sortie du régime de change devient trop forte, les marchés anticipent que la dévaluation est inéluctable et convertissent immédiatement leur avoirs en monnaie étrangères tant que le taux est fixe, car une dévaluation leur ferait enregistrer des pertes. Le régime de change est attaqué et s’effondre de manière autoréalisatrice. En effet la crainte de l’épuisement des réserves la provoque effectivement, de la même manière que lors d’une panique bancaire le retrait des déposants provoque la faillite qu’ils craignaient. Le reste des réserves est immédiatement épuisé et une forte dévaluation met fin au change fixe : c’est la crise de change.

Cette génération de modèles explique la crise par des politiques économiques déclenchant une perte de confiance et une attaque rationnelle des marchés qui épuisent brutalement les réserves officielles. Elle s’applique au cas de la crise du peso Mexicain de 1994 (graphique 2). Durant les trois années qui la précèdent, l’ancrage au dollar conduit à des entrées massives de capitaux et un déficit important de la balance des paiements, combinés à de l’inflation et à l’augmentation de la masse monétaire. La banque centrale est obligée de vendre ses réserves en dollars pour défendre la parité mais la panique des marchés qui se désengagent de leurs positions en peso font que la dévaluation est inéluctable.

Graphique 2 : Taux de change et réserves officielles du Mexique

Sources : BSI Economics, Agnès Benassy-Quéré, Economie Monétaire Internationale (2015)

La deuxième génération : le rôle de la confiance des marchés envers le régime

Mais ce schéma ne correspond pas à la crise du Système Monétaire Européen de 1992-1993. Les pays européens n’étaient pas caractérisés par des politiques monétaires expansionnistes, un épuisement de réserves ou des déficits courants. Une deuxième génération théorique cherche donc à expliquer cette crise, par les anticipations défavorables des marchés sur la volonté du gouvernement à défendre le change fixe[ii]. Dans ce cadre, les autorités monétaires font un arbitrage entre le maintien du régime de change et des objectifs internes de long terme. Si elles donnent l’impression de vouloir poursuivre ces objectifs au détriment du régime fixe, par exemple si elles augmentent la masse monétaire pour lutte contre le chômage, les marchés peuvent perdre confiance en sa détermination à éviter une dévaluation. Se joue alors une circularité entre le gouvernement et les marchés où les anticipations de dévaluation élèvent le coût de la défense du régime en termes d’objectifs internes, ce qui en retour entame la confiance envers le régime de change fixe et donc aggrave les anticipations. La crise survient lorsque les marchés anticipent la renonciation des autorités et attaquent le régime de change, contraignant la dévaluation. On est en présence d’une prophétie autoréalisatrice, où craindre la crise crée les conditions de sa réalisation, sans aggravation préalable des déterminants. C’est la différence avec la 1ere génération selon laquelle la dégradation des fondamentaux cause la crise.

Ce modèle de circularité entre gouvernement et marchés et d’équilibres multiples explique bien la sortie en 1992 de la livre sterling du mécanisme de change européen (variations du change limitées à 2,25% entre pays européens). Lorsque les marchés doutent de la volonté du gouvernement britannique à maintenir la parité avec ses partenaires européens et attaquent la livre, le coût de ce maintien augmente. Les autorités ne réagissent alors qu’avec une faible hausse du taux d’intérêt qui confirme que la parité va être abandonnée. Les attaques se renforcent et la dévaluation a bien lieu plus tard dans la journée.

La troisième génération : le rôle du système bancaire et financier

Cependant ce cadre échoue à expliquer la crise asiatique de 1997-1998. Les pays touchés ne souffraient pas de fondamentaux particulièrement défavorables et les autorités n’envoyaient pas de signes d’épuisement dans la défense du taux fixe qui auraient incité les marchés à la précipiter. La troisième génération cherche alors à l’expliquer par la combinaison d’une crise financière et d’une crise de change, ou crise jumelle[iii]. Selon les versions, la crise de change est provoquée par une ruée des déposants ou par un retournement des capitaux étrangers (investis majoritairement à court terme) qui, après un afflux massif, fuient le pays (sudden stop). Dans les deux cas, les marchés anticipent que la banque centrale, en tant que prêteur en dernier ressort, sera forcée de refinancer les banques pour endiguer la crise de liquidité. Puisque ce sauvetage passera par une création monétaire, et donc une monnaie plus faible, ils attaquent le change et forcent la dévaluation, elle-même aggravant la crise financière puisque les banques sont endettées à court terme en monnaie étrangère. Plus les banques sont en difficulté, plus les marchés attaquent le change ce qui aggrave encore la crise bancaire : les deux crises se renforcent mutuellement.

Ici, la crise est expliquée par les fragilités du système financier, notamment celles des bilans  bancaires. Souffrant de currency mismatch (actif en monnaie nationale, passif en devises étrangères) et de maturity mismatch (actif de long terme, passif de court terme), celles-ci sont particulièrement vulnérables aux dépréciations et aux sudden stops. Sur le plan prudentiel, le manque de supervision et la mauvaise évaluation du risque favorisent les créances douteuses. Enfin, la panique initiale peut être déclenchée par des faiblesses sectorielles comme l’éclatement d’une bulle de crédit, liée par exemple à une déconnexion entre l’offre de crédit et les fondamentaux du secteur poussant les prix et les créances douteuses à la hausse. Pour les pays émergents notamment, ces fragilités sont d’autant plus susceptibles d’apparaître et de causer une perte de confiance qu’elles ont pour origine la nature même du régime de change dont elles vont provoquer l’effondrement (taux de change stable favorisant l’afflux de capitaux, système financier qui ne permet pas de s’endetter en monnaie locale, etc.).

La crise jumelle se transmet à l’économie réelle particulièrement si les autorités aggravent la récession en relevant le taux d’intérêt pour retenir les capitaux étrangers. C’est d’ailleurs souvent ce qu’elles font et en vain, comme pour la Russie où le taux d’intérêt a été augmenté de 6,5 à 17 % sur un an en 2014. De plus, et c’est un autre sujet d’étude de la 3ème génération de modèles, elle peut s’étendre à d’autres pays par effets de contagion comme c’était le cas en Asie. Le baht thaïlandais est le premier à quitter le change fixe avec le dollar en 1997, puis la crise s’étend à la Malaisie, la Corée du Sud et Taiwan (à cet effet, voire l’article de BSI Economics sur le sujet). En effet, les pays sont exposés aux fragilités des autres car ils sont partenaires commerciaux, donc la contraction de l’économie des uns réduit les débouchés des autres.

Aussi, les banques en crise rapatrient les placements et prêts qu’elles ont accordés aux pays voisins. Enfin, la perte de confiance des marchés pour un pays leur fait réévaluer le risque pour les autres, ce qui peut déclencher des crises autoréalisatrices. Ces éléments fondent une analyse de ces crises comme des composantes de crises systémiques. Notamment, Krugman (2001) présente une ébauche de modèle de 4eme génération inspiré du cadre IS-LM, où sont modélisés les déséquilibres des bilans bancaires et les bulles financières.

Conclusion

L’étude des crises de change révèle l’interconnexion des agents économiques et le rôle de la psychologie des marchés. A travers des anticipations autoréalisatrices, les marchés provoquent la dévaluation par le fait même de la craindre. Des boucles auto-aggravantes renforcent crise de change et crise financière. Enfin, des effets de débordements (spillovers) contaminent les autres pays.

Mais comme chaque génération survenue pour comprendre une crise échoue à comprendre la prochaine, on peut craindre que les modèles existants sont eux aussi impuissants pour anticiper les prochaines crises de change à venir.

 
 

[i]Flood, R. P., & Garber, P. M. (1984).Collapsing exchange-rate regimes: some linear examples. Journal of international Economics, 17(1), 1-13,Krugman, P. (1979).A model of balance-of-payments crises. Journal of money, credit and banking, 11(3), 311-325.

[ii]Obstfeld, M. (1996). Models of currency crises with self-fulfilling features. European economic review, 40(3), 1037-1047.

[iii]Krugman, P. (1999). Balance sheets, the transfer problem, and financial crises. In International finance and financial crises (pp. 31-55). Springer Netherlands.

Diplômé du Master Economie Théorique et Empirique de l’Université Paris 1, Guillaume Claveres y effectue maintenant une thèse en économie internationale. Ses spécialités portent sur les marchés de changes et sur les questions d’unions monétaires, en particulier la zone euro.

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