☆☆ La monétisation de la dette de nos jours: pourquoi ce concept doit être interprété différemment

La "monétisation de la dette", opération qui consiste à changer la dette d'un Etat en monnaie (plus ci-après), est un concept qui apparaissait très souvent dans les débats économiques au 20ème siècle. La monétisation était alors vue par des économistes comme Friedman comme une opération économique menée par un Etat irresponsable, aux conséquences économiques néfastes. Aujourd'hui les spécificités des outils des banques centrales font que la "monétisation" actuelle n'a plus grand chose à voir avec la "monétisation du 20ème siècle". En cause, la rémunération des réserves des banques, qui rend la monnaie "payante" pour l'Etat. Ce changement conduit à une interprétation modifiée du terme "monétisation", à laquelle les économistes et les observateurs doivent encore s'adapter.

La monétisation:

Monétiser la dette signifie "faire devenir la dette monnaie". Concrètement, de nos jours la dette d'un Etat apparaît sous forme de titres obligataires. La monétisation va consister à changer ces titres obligataires en monnaie. La façon d'y arriver est simple: la banque centrale dans l'Etat en question va acheter la dette de l'Etat. Au final, l'opération se traduit par le fait que la dette de l'Etat (au niveau aggrégé) n'est plus un titre sur lequel elle doit des intérêts, mais de la monnaie. [1]

L'opération de monétisation en pratique, bilan aggrégé de l'Etat:

Monétisation maintenant VS Monétisation du 20ème siècle:

La différence fondamentale entre la monétisation ayant lieu de nos jours et la monétisation du 20ème siècle vient de la rémunération des réserves qui s'est généralisée dans les banques centrales des pays avancés ces dernières années. Lorsque la banque centrale achète la dette de l'Etat, elle la remplace par une forme spéciale de monnaie: les réserves (ou monnaie électronique). La banque centrale va acheter un titre de dette de l'Etat à une banque par exemple et créditer le compte de cette banque. On a alors dans les faits une monétisation: la dette de l'Etat a été remplacée par de la monnaie (les réserves), comme on peut le voir sur le graphique ci-dessus. 

Dans un monde comme celui d'aujourd'hui où les réserves sont rémunérées, la "monétisation" change peu la donne financière de l'Etat. En effet, de par le fonctionnement même de la politique monétaire, le taux auquel l'Etat emprunte est en général très lié au taux de rémunération des réserves. Supposons pour simplifier que ces deux taux soient égaux [2] . Dans ce cas l'Etat remplace des titres de dette sur lesquels il paie X % par de la monnaie sur laquelle il paie un intérêt égal à X %: le gain financier est nul. Dans le monde du 20ème siècle où les réserves excédentaires ne payaient aucun intérêt, la situation était différente. L'Etat échangeait un titre de dette sur lequel il payait X % par de la monnaie où il ne payait aucun intérêt: la monétisation faisait les affaires financières de l'Etat ! En plus de cela, la monétisation avait des conséquences inflationistes qui sont de facto limitées de nos jours avec la rémunération des réserves excédentaires (qui mettent un plancher au taux d'intérêt à court terme).

Au final, la monétisation de la dette aujourd'hui ne peut plus être considérée comme la profanation économique qu'elle était au 20ème siècle. Dans un monde où la banque centrale rémunère les réserves à des niveaux proches du taux directeur, les gains financiers sont très faibles pour l'Etat et les conséquences inflationistes limitées. Cela n'a rien à voir avec la monétisation d'avant où l'Etat pouvait compter sur la monétisation pour diminuer significativement sa charge de dette tout en produisant de l'inflation.

Julien Pinter

  @JulienP_BSI

[1] En détail: la banque centrale émet de la monnaie pour financer l'achat de la dette de l'Etat. L'Etat paie des intérêts à la banque centrale mais celle-ci lui retourne à la fin de l'année via la distribution des profits. La dette de l'Etat a donc au final été changée pour de la monnaie, le coût de cette dette dépend du "coût" de la monnaie.

[2]  En réalité, il faut ajuster le taux de rémunération des réserves en tenant compte de la différence naturelle de maturité entre les réserves et les obligations d'Etat. Par exemple, il faut comparer le taux implicite à un an de la rémunération des réserves (taux actuel et taux forward) et le taux sur OAT à un an pour produire une comparaison pertinente sur une maturité d'un an.

Julien Pinter est chercheur en Economie monétaire à l'Université de Minho. Il était auparavant chercheur invité à l’Université de Harvard et à la Charles University de Pragues. Il est docteur diplômé de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur des questions liées aux politiques monétaires, aux régimes de change et à la communication des banques centrales. Il a des expériences de travail à la Banque Centrale Européenne et à la Banque de France en particulier. Il a été visiting researcher à l'Université d'Amsterdam, a travaillé à l'Université de Bruxelles Saint-Louis et étudié à l'Université de Stockholm.

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