☆ ☆ ☆ Pourquoi l’Etat français ne profiterait pas des taux négatifs pour émettre un giga-emprunt et gagner de l’argent via les intérêts ?

La question a été soulevée par Stéphane Soumier de l’émission BFM Business, qui estimait que cette question allait « venir dans le débat public » (vidéo ci-dessous). L’intuition est en effet très alléchante. Puisque les taux auxquels l’Etat français emprunte sont négatifs (jusqu’à une maturité de 5 ans à ce jour), cela veut dire que les investisseurs qui achètent des obligations de l’Etat français payent pour détenir ces obligations. Un emprunt avec un taux positif coûte de l’argent, un emprunt avec taux négatif en rapporte ; le coût ou le gain étant égal dans les deux cas au taux d’intérêt. Pourquoi alors ne pas profiter de l’occasion pour émettre un giga-emprunt de 1000 milliards par exemple, gagner des intérêts, et rembourser toute la dette avec ?


Jean-Marc Daniel: Adopter des taux d'intérêt... par BFMBUSINESS

La raison est simple et peut-être contre-intuitive au premier abord : un tel giga-emprunt à taux négatif ne procurerait au final aucun gain financier à l’Etat français.

Supposons que l’Etat émette des obligations à 5 ans par exemple pour un montant extraordinaire de 1000 milliards d’euros avec un taux négatif de -0,02% (taux en vigueur mi-avril [0]), avec pour but de récupérer 1000 milliards * 0,02% = 20 milliards dans 5 ans. Au final, l’Etat émet 1000 milliards aujourd’hui et récupère 1020 milliards dans 5 ans certes, mais que se passe-t-il entre temps avec l’argent récolté ? Il y a plusieurs possibilités, et chacune d’elle conduit forcément à un effacement du gain final.

1) L’Etat, pourrait-on dire, pourrait choisir de racheter sa dette avec l’argent récolté. Or la dette passée, qui avait été émise à un taux nominal plus fort qu’aujourd’hui, a forcément aujourd’hui le même taux d'intérêt effectif que la dette actuelle sur le marché obligataire. Lorsque l’on dit qu’aujourd’hui les obligations d’une maturité de 5 ans ont un taux d’intérêt de -0,02%, cela signifie que toutes les obligations ayant une maturité de 5 ans (celles émises aujourd’hui pour une maturité de 5 ans comme celles émises il y a 5 ans pour une maturité de 10 ans par exemple) ont le même taux d’intérêt effectif (on parle du « rendement »)[1] . Emettre à -0,02% pour racheter sa propre dette de maturité similaire à -0,02%  est donc une opération neutre en pratique, et n’est donc d’aucune pertinence. L’Etat pourrait certes choisir de racheter de la dette d’une maturité différente mais cela revient à faire un pari sur les taux[2] qui n’a aucun rapport avec le fait que le taux soit négatif. Cette possibilité est donc en fait dénouée de sens.

2) L’Etat peut choisir de laisser son argent à la banque. Et la banque de l’Etat, c’est la banque centrale. La question qui semblerait pertinente serait alors à quel taux la banque centrale rémunère-t-elle les dépôts de l’Etat ? En réalité, peu importe le taux auquel la Banque de France rémunère des dépôts de l’Etat[3] . L’argent que la banque centrale perd en rémunérant le compte de l’Etat, c’est de l’argent qu’elle ne reversera pas à l’Etat à la fin de l’année (la Banque de France reverse son profit à l’Etat à la fin de chaque année). Et inversement : l’argent que la banque centrale gagne en rémunérant le compte de l’Etat à un taux très faible, c’est de l’argent qu’elle reversera à l’Etat à la fin de l’année du fait des profits plus élevés. Au final donc, peu importe le taux de rémunération du compte de l’Etat. Ce qui est pertinent, c’est le taux auquel la banque de France peut à son tour « placer » ces dépôts. Autrement dit, quelle est la rémunération des actifs en contrepartie de ces nouveaux dépôts.

Imaginons un instant que la banque de France ait le choix dans son programme d’investissement. Si la banque de France ne souhaite prendre aucun risque au niveau national, elle investira dans des obligations du Trésor. Et les bons du Trésor, supposant (par soucis de simplicité) la même maturité que précédemment, rapportent -0,02%. La banque centrale perdra donc -0,02%, et la perte sera à son tour transférée à l’Etat. Au final, l’Etat perdra -0,02% sur les 5 ans avec son placement à la Banque de France, et regagnera ensuite ces 0,02% avec le remboursement de son emprunt. Gain net : 0 euro. Bien sûr, la banque de France pourrait choisir de placer son argent dans des actifs plus risqués et donc plus rémunérateurs. Mais cela revient au final à faire du profit non pas grâce au taux négatif mais grâce à une stratégie d’investissement impliquant du risque, ce qui est contraire à l’intuition présentée initialement par Stéphane Soumier.

3) L’Etat peut choisir de placer son argent sur le marché. Et, comme nous l’avons expliqué précédemment, gagner de l’argent suppose forcément a priori d’investir dans des produits plus risqués que l’OAT. Le fait que le taux soit négatif ne change rien.

Au final, s’il est vrai que « s’endetter rapporte de l’argent » avec des taux négatifs, faire dormir son argent en coûte également. Pour cette raison, demander à un Etat d’emprunter à taux négatif pour gagner de l’argent, bien que fortement intuitif, ne fait pas sens.

Julien Pinter

  @JulienP_BSI

Notes:

[0] Nous supposons pour simplifier que le taux d’intérêt reste égal à -0,02% pour cette énorme émission (cela n’altère pas notre raisonnement)

[1] Il faut comprendre en effet que les prix des différentes obligations ayant la même maturité s'ajustent sur le marché de sorte à ce que les rendements de toutes ces obligations de même maturité soient égaux (au point où il y a absence d'opportunités d'arbitrage). Un exemple simple pour comprendre: imaginons que l'Etat émette une obligation X de 100 avec un taux à -2% maintenant et une maturité d'un an, pour racheter une obligation Y d'un nominal de 100 également, émise il y a deux ans à un taux de 5% et ayant une maturité restante d'un an. Si le marché "price" normalement, l'obligation Y vaudra aujourd'hui 107.14, de sorte à ce qu'à maturité la perte pour le porteur sur le nominal sera de 7.14 (obligation achetée 107.14, nominal de 100 remboursé) et le gain via les intérêts de 5, de sorte à ce que le rendement final de Y soit de 5 - 7.14 = -2.14, soit -2.14/107.14 = -2%, comme le rendement de l'obligation X.

[2] Par exemple émettre à 5 ans pour racheter de la dette à 10 ans revient à faire le pari que les taux d’émission à 5 ans dans 5 ans seront plus bas que ce que le marché anticipe actuellement (réfléchir dans le cadre de l’ « expectation hypothesis » aide à comprendre, voir l’éclairage d’Adrien Tenne à ce sujet)

[3] Pour les curieux : la réponse apparaît implicitement dans les rapports de l’Agence France Trésor « à un taux conventionnel inférieur, dans des conditions normales de marché, à celui du marché interbancaire ».

Documents complémentaires:

"La Suisse emprunte à taux négatifs", Victor Lequilerier, BSi Economics 

"L’expectation hypothesis, de quoi s’agit-il ?", Adrien Tenne, BSi Economics

Charge de la dette et trésorerie de l’Etat, Agence France Trésor 

Julien Pinter est chercheur en Economie monétaire à l'Université de Minho. Il était auparavant chercheur invité à l’Université de Harvard et à la Charles University de Pragues. Il est docteur diplômé de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur des questions liées aux politiques monétaires, aux régimes de change et à la communication des banques centrales. Il a des expériences de travail à la Banque Centrale Européenne et à la Banque de France en particulier. Il a été visiting researcher à l'Université d'Amsterdam, a travaillé à l'Université de Bruxelles Saint-Louis et étudié à l'Université de Stockholm.

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