Investissement social, une stratégie pour l’avenir ?

Résumé :

- Une stratégie d’investissement social consiste à doter les individus des capacités et connaissances nécessaire au marché du travail afin qu’ils soient le plus fréquemment possible en emploi.

- La Commission européenne préconise de mettre en place une stratégie d’investissement social.

- Les dépenses d’investissement social atteignaient entre 6 % à 18 % du PIB selon les États membres en 2010, elles sont positivement corrélées avec le taux d’emploi des 15-64 ans.

- Certains pays européens apparaissent plus efficients en matière de dépenses d’investissement social et de résultats. La France doit trouver un moyen d’orienter ses dépenses de protection sociale vers de l’investissement social dans une période de contrôle des dépenses publiques.

En 2010, la Commission européenne et les État membres adoptaient la stratégie Europe 2020. Celle-ci, mise en place pour une période de dix ans (de 2010 à 2020), doit permettre de doter l’Union européenne d’une économie intelligente, durable et inclusive (European Commission, 2010). Dans le cadre de cette stratégie, l’Union européenne s’est fixée plusieurs objectifs dont celui de réduire d’au moins 20 millions le nombre de personnes pauvres et exclues entre 2010 et 2020. Cependant, la crise a mis à mal cet objectif. Le nombre de personnes touchées par la pauvreté et l’exclusion sociale à l’échelle de l’Union européenne a augmenté au lieu de diminuer. Il est passé de 116 millions en 2008 à 122 millions en 2012 selon Eurostat.

L’augmentation de la pauvreté et de l’exclusion sociale résulte principalement des effets de la crise sur le marché du travail. En dégradant le marché du travail, la crise a entrainé une forte augmentation du taux de chômage - entre 2007 et 2013 le taux de chômage européen est passé de 7,2 % à 10,9 %[1] - privant une partie de la population de revenus du travail.

En réponse à la dégradation du marché du travail et à son lien avec l’évolution de la pauvreté et de l’exclusion sociale, la Commission européenne a mis en avant la nécessité de mettre en place une stratégie d’investissement social au sein des États membres (European Commission, 2013). Celle-ci doit permettre d’améliorer la formation des personnes et de les doter des compétences et connaissances nécessaires à l’obtention d’un emploi. Ainsi, en réduisant l’incidence du chômage, cette stratégie apparait comme un élément clé dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Par ailleurs, en dotant dès le plus jeune âge l’ensemble des individus, quelles que soient leurs origines sociales, des compétences nécessaires pour obtenir un emploi, cette stratégie doit diminuer les coûts de réparation inhérents aux sociétés inégalitaires.

Cet article propose de définir ce qu’est l’investissement social. Il prévoit ensuite d’étudier la relation entre, d’une part, le niveau de dépense d’investissement social et, d’autre part, le taux d’emploi et le taux de pauvreté monétaire. Avant de conclure, il regarde quels pays sont les plus efficientsen termes de dépenses d’investissement social et de résultats.

1/ Qu’est-ce que l’Investissement social ?

D’après la Commission européenne, l’investissement social est l’une des fonctions du système de protection sociale (European Commission, 2013). Il doit « renforcer les capacités des personnes et le soutien à leur participation dans la société et au marché du travail ». Autrement dit, l’investissement social englobe les politiques permettant de préparer les individus aux difficultés qu’ils vont rencontrer tout au long de leur vie, au lieu de réparer les conséquences. L’accueil collectif des très jeunes enfants (moins de 3 ans) est souvent cité en exemple d’une stratégie d’investissement social. En effet, comme le montrent les travaux de James Heckman, prix Nobel d’économie, l’accueil collectif des très jeunes enfants permet d’améliorer le développement des capacités cognitives facilitant ensuite l’insertion sur le marché du travail. La formation tout au long de la vie est également un pan important d’une stratégie d’investissement social.

La définition d’investissement social proposée par la Commission européenne est large et peut englober toute une variété de dépenses de protection sociale. Kvist (2013) propose une définition quelque peu différente : l’investissement social correspond « aux politiques qui permettent d’améliorer ou d’apporter davantage de compétences/connaissances aux individus  et de les utiliser et entretenir ». De Deken (2012) est le premier à fournir une liste de dépenses de protection sociale devant être intégrées dans un indicateur d’investissement social et pouvant servir de schéma à son élaboration.

En se basant sur ces travaux et sur la base de données ESPROSS d’Eurostat, il est possible d’élaborer un indicateur d’investissement social intégrant les dépenses de protection sociale ayant trait à la participation au marché du travail et vieillissement actif, à la conciliation vie professionnelle-vie privée, à la petite enfance et à l’éducation.

2/ Quel niveau de dépenses d’investissement social en Europe ?

Le graphique des dépenses d’investissement social en % du PIB permet de distinguer les différentes stratégies adoptées par les États membres. En 2010, les dépenses d’investissement social s’élevaient à 11,3 % du PIB en France (graphique 1). Cela situe le pays parmi les États membres ayant un niveau de dépense d’investissement social plutôt élevé (la moyenne des pays disponibles s’élève à 9,4 %), bien que celui-ci reste en deçà de l’Autriche (12,3 %), de la Finlande (13,5 %), de la Suède (15,9 %) et du Danemark (18,7 %).

Graphique  : Part des dépenses d’investissement social dans le PIB en 2010 (en %)

Note : Il s’agit de l’année 2009 pour le Royaume Uni

Source : Eurostat, Macrobond BSI Economics, calculs de l’auteur

Toutefois, si l’on regarde la part des dépenses d’investissement social dans les dépenses de protection sociale (graphique 2), la France apparait dans le tiers le moins bon. En 2010, ces dépenses représentent  29,8 % du total des dépenses de protection. Cela situe la France en dessous de la moyenne européenne (32,5 %) et bien loin de la Suède (43,1 %) et du Danemark (45,6 %). Ces deux derniers pays, auxquels on peut ajouter la Finlande, sont les pays avec les dépenses d’investissement social les plus élevées (en termes de % du PIB) et avec les parts de dépenses d'investissement social dans les dépenses de protection sociale les plus importantes.

Graphique  : Part des dépenses d’investissement social dans les dépenses de protection sociale (en %)

Note : Il s’agit de l’année 2009 pour le Royaume Uni

Source : Eurostat, Macrobond, BSI Economics, calculs de l’auteur

Au regard des recommandations de la Commission européenne, il semblerait donc que la France ait encore du chemin à parcourir si elle souhaite vraiment entrer dans une stratégie d’investissement social. Pour cela, elle devrait réorienter ses dépenses de protection sociale vers plus d’investissement social.

3/ Existe-t-il une relation entre dépenses d’investissement social et taux d’emploi ?

Afin de déterminer si la France doit aller vers un système de protection sociale plus orienté vers l’investissement social, il convient de s’assurer que celui-ci amène les résultats escomptés.

Le graphique 3 présente la corrélation existante entre le niveau des dépenses d’investissement social et le taux d’emploi de 15-64 ans en 2010. Il semble clairement exister une relation positive entre ces deux indicateurs. Autrement dit, l’accroissement des dépenses d’investissement semble aller de pair avec une augmentation du taux d’emploi. Si l’on calcule le coefficient de corrélation, on obtient 0,73.

Le taux d’emploi des personnes âgées (55-64 ans) est plus faible que pour le reste de la population (50,1 %[2] contre 64,1 % en Europe en 2013). Cette catégorie de population apparait donc comme une cible privilégiée de l’investissement social qui a pour objectif de les maintenir dans l’emploi. En se focalisant uniquement sur la tranche d’âge 55-64 ans, la relation positive entre le taux d’emploi et les dépenses d’investissement social semble persister (graphique 4). Toutefois, celle-ci est plus faible que pour la population générale et le coefficient de corrélation atteint 0,59.

Graphique  : Corrélation entre taux d’emploi des 15-64 ans et dépense d’Investissement social en % du PIB en 2010

Note : Il s’agit de l’année 2009 pour le Royaume Uni

Source : Eurostat, Macrobond, BSI Economics, calculs de l’auteur

Graphique  : Corrélation entre taux d’emploi des 55-64 ans et dépense d’Investissement social en % du PIB en 2010

Note : Il s’agit de l’année 2009 pour le Royaume Uni

Source : Eurostat, Macrobond, BSI Economics, calculs de l’auteur

En mettant en regard le taux de chômage de longue durée[3] de la population active et le niveau des dépenses d’investissement social (en % du PIB), nous constatons une corrélation négative (graphique 5). Autrement dit, plus les dépenses d’investissement social augmentent et plus le taux de chômage de longue  durée est faible. Le coefficient de corrélation atteint cette fois-ci -0,55.

Graphique  : Corrélation entre taux de chômage de longue durée et dépense d’Investissement social en % du PIB en 2010

.

Note : Il s’agit de l’année 2009 pour le Royaume Uni

Source : Eurostat, Macrobond, BSI Economics, calculs de l’auteur

S’il semble exister une relation négative entre le niveau des dépenses d’investissement social et le taux de pauvreté monétaire (graphique 6), cette relation apparait plus fragile que celles précédemment testées. Cela tient sans doute au faite qu’être en situation de pauvreté monétaire n’est pas uniquement dû à la situation vis-à-vis du marché du travail. D’autres facteurs qui n’ont pas de lien avec l’investissement social entre en considération dans la formation de la pauvreté (composition familiale, type d’emploi exercé, etc.).

Graphique  Corrélation entre taux de pauvreté monétaire (seuil 60 %) et dépense d’Investissement social en % du PIB en 2010

Note : Il s’agit de l’année 2009 pour le Royaume Uni

Source : Eurostat, Macrobond BSI Economics, calculs de l’auteur

4/ Quels pays sont les plus efficients en termes de dépenses d’investissement social ?

D’après les résultats ci-dessus, il apparait que les dépenses d’investissement sont corrélées avec le taux d’emploi des 15-64 ans. Ainsi, si l’objectif des États membres est d’améliorer le taux d’emploi de la population afin de diminuer la pauvreté, il convient d’orienter les dépenses de protection sociale vers de l’investissement social. Cependant, il n’existe pas un modèle unique d’investissement social et certain pays sont plus efficients que d’autres dans les dépenses. Il est alors utile d’étudier l’efficience des modèles d’investissement social au sein de l’Union européenne afin de situer la France et de distinguer les pays les plus efficients.

L’analyse de la frontière d’efficience, suivant l’approche non-paramétrique DEA (Data Envelopment Analysis) (Sutherland et al. 2007), permet de rendre compte de la position d’un pays relativement à un échantillon prédéterminé. Autrement dit, la frontière d’efficience permet de comparer en termes d’efficience – différence entre ce qui est investi (input) et les résultats obtenus (output) - un pays par rapport à d’autres. Cette technique statistique n’implique pas de faire des hypothèses préalables, mais elle contient certaines limites (sensibilité aux erreurs de mesure et aux valeurs aberrantes).

Il existe deux approches possibles en termes de frontière d’efficience. La première consiste à regarder de combien il est possible d’améliorer les résultats du pays considéré en maintenant constant ses inputs (c.à.d. les dépenses d’investissement social) ; c’est l’approche « output-oriented ». La seconde (approche « input-oriented ») mesure de combien il serait possible de réduire les inputs pour un même niveau de résultat (taux d’emploi). La frontière d’efficience représente les meilleures pratiques ; la distance à la frontière est mesurée par un score en pourcentage (Joumard et al. 2008). Les pays situés sur la frontière d’efficience ont par définition un score de 100%.

Le graphique 7 présente la frontière d’efficience dans une configuration à un seul input, les dépenses d’investissement social en pourcentage du PIB, et un indicateur de résultat, le taux d’emploi des 15-64 ans. Suivant cette approche, les pays les plus efficients, ou ayant les meilleures pratiques de l’échantillon, sont les Pays-Bas, la République Tchèque et la Roumanie. Ces trois pays sont ceux qui obtiennent les meilleurs taux d’emploi en ayant le niveau de dépense d’investissement social le plus faible. Avec l’approche « output-oriented », la France a un score de 86.1 %. Cela situe le pays au 18èmerang des pays européens les moins efficients. Avec l’approche « input-oriented », la France obtient un score de 59,4 %, la classant en 22èmeposition. La France apparait donc peu efficiente en comparaison des autres pays européens : elles a un taux d’emploi relativement faible en comparaison de son niveau d’investissement social. Si la France était aussi efficiente que les pays sur la frontière d’efficience, elle pourrait obtenir le même taux d’emploi en réduisant son niveau actuel d’investissement social (11,3 % en 2010) de 40,6 %, soit avoir un niveau de l’ordre de 6,7 % du PIB. Si elle décide de garder constant son niveau de dépenses d’investissement social, elle pourrait augmenter le taux d’emploi de 12,5 points de pourcentage, c’est-à-dire atteindre 76,4 % au lieu de 63,9 % en 2010.

 Graphique  : Investissement social, distance à la frontière d’efficience

Note : Il s’agit de l’année 2009 pour le Royaume Uni

Source : Eurostat, Macrbond, BSI Economics, calculs de l’auteur 

Conclusion

Nous venons de voir que la stratégie d’investissement social était positivement corrélée au temps d’emploi de la population générale. Autrement dit, plus un pays a un niveau d’investissement social élevé et plus son taux d’emploi devrait être élevé. Cependant, il ne semble pas exister de corrélation significative entre le niveau des dépenses d’investissement social et le taux de pauvreté monétaire. La multiplicité des revenus perçus par les ménages (revenu d’activité, de patrimoine, allocation, etc.) limite sans doute l’impact des politiques d’investissement social qui jouent principalement sur le revenu d’activité en favorisant le retour à l’emploi de tous.

Ainsi, du point de vue de la lutte contre la pauvreté, l’investissement social semble avoir un impact limité, même si celui-ci doit indéniablement exister. Une stratégie d’investissement social se justifie donc si les États membres se fixent comme objectif d’augmenter la participation des individus au marché du travail. Si cet objectif est louable pour diverses raisons, il ne faut pas oublier que certaines personnes auront toujours des difficultés à exercer un emploi en raison, par exemple, d’un handicape fort ou d’un état de santé dégradé. Il convient alors de continuer à préserver les trois fonctions de la protection sociale simultanément (investissement social, protection sociale et stabilisation de l’économie).

La France a des marges de manœuvre pour se diriger vers un système de protection sociale plus orienté vers l’investissement social. En effet, elle apparait peu efficiente au regard des montants dépensés en investissement social et des résultats obtenus. À l’inverse, les Pays-Bas obtiennent des résultats particulièrement intéressants et ils pourraient servir de piste possible de réflexion pour la situation française.

La difficulté dorénavant est de trouver une voie permettant d’accentuer les dépenses d’investissement social sans augmenter celles des prestations sociales. En effet, un passage de l’état actuel vers une stratégie d’investissement social supposerait d’augmenter les dépenses d’investissement social tout en maintenant constant les autres dépenses de protection sociale jusqu’à ce que l’investissement social ait ses premiers effets en terme d’augmentation du taux d’emploi. En période de crise économique et de régulation des déficits publics, la France ne peut pas faire face à une telle augmentation des dépenses publiques. Elle doit donc trouver une trajectoire lui permettant de passer à un système de protection sociale orienté vers  l’investissement social tout en gardant constant le niveau des dépenses. Il s’agit ici d’un défi ambitieux, mais indispensable dans une logique de passage à une stratégie d’investissement social.

Notes

[1] Eurostat, tableau [lfsa_urgan]

[2] Eurostat, tableau [lfsa_ergan]

Est défini comme chômeur de longue durée, toute personne au chômage depuis au moins 12 mois.

Références

- De Deken J., 2012, « Identifying the skeleton of the social investment state : defining and measuring patterns of social policy change on the basis of expenditure data », Paper to be presented at the ESPANET 2012 Conference Edinburgh, Scotland September 6-8, 2012

- European Commission, 2010, « EUROPE 2020 : A strategy for smart, sustainable and inclusive growth », COM(2010) 2020 final

- European Commission, 2013, « Towards Social Investment for Growth and Cohesion – Including implementing the European Social Fund 2014-2020 », COM(2013) 83 final

- Joumard I. et al. 2008, « Health Status Determinants: Lifestyle, Environment, Health Care Ressources and Efficiency», OECD Economics Department Working Papers, No. 627

- Kvist J, 2013, « The post-crisis European social model: developing or dismantling social investment ? », Journal of international and Comparative Social Policy,  vol. 29, pp.91-107

- Marguerit D, 2013, « Doit-on craindre la hausse des inégalités ? » , BSI Economics.

- Sutherland D. et al. 2007, « Performance Indicators for Public Spending Efficiency in Primary and Secondary Education», OECD Economics Department Working Papers, No. 546

Après avoir travaillé au CEPII, David a intégré l’administration publique où il officie en tant que chargé de mission. Diplômé en Économie Internationale et Développement de l’Université Paris Dauphine, il est spécialisé sur les questions de pauvreté, d’inégalités et d’exclusion sociale. Il se passionne également pour l’interaction entre les inégalités et les émissions de pollution.

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