La crise 2007-2008 : le marché du riz

Résumé :

- Les fondamentaux de production sur le marché du riz n’étaient pas très bons en 2007, mais pas diamétralement différents des années précédentes.

- La financiarisation fut plus importante qu’auparavant du fait de la crise des subprimes, mais son impact resta tout de même limité puisque le marché des futures sur le riz est étroit.

- Finalement, ce fut le comportement des États qui a provoqué l’augmentation importante du prix du riz observée à l’époque.

La crise financière et économique fait souvent oublier qu’en 2007-2008 a eu lieu une des crises alimentaires les plus dramatiques de ces dernières décennies de par sa soudaineté et son impact sur les populations les plus pauvres. À la suite de l’augmentation des prix internationaux du riz, les prix locaux ont augmenté de 38% au Bangladesh, de plus de 30% au Philippines et de 18% en Inde [1] . Or, les ménages de ces pays utilisent 20 à 40% de leur revenu pour acheter du riz et plus de la moitié de la population mondiale a besoin de cette céréale pour survivre.

Pour expliquer cette crise, qui a provoqué des émeutes de la faim particulièrement violentes, le rôle de la spéculation financière est souvent mis en avant. Nous avons vu, dans un article précédent (financiarisation de l’agriculture, BSI Economics), qu’il y a effectivement une augmentation importante des investissements dans des fonds indiciels agricoles. Néanmoins, l'évolution du prix du riz est assez particulière et spécifique. Ce qui amène à s’interroger sur le rôle joué par un autre facteur, ou plutôt un autre acteur, ayant fortement impacté les prix sur le marché du riz.

Les équilibres agricoles avant 2007

Le point de départ de la crise alimentaire de 2007-2008 est difficile à déterminer précisément, tant les équilibres agricoles ont évolué ces dernières années. Tentons tout de même de déterminer le contexte dans lequel la crise a éclaté. Premièrement, la production agricole alimentaire dépend, entre autre, des surfaces disponibles. Or, ces surfaces sont en concurrence avec deux autres utilisations: l'urbanisation et la production agricole non alimentaire. Si nous connaissons la première depuis déjà plusieurs décennies, l'arrivée de la seconde a considérablement changé la donne dans l'évolution des cultures. En effet, énormément de surfaces ont migré de cultures alimentaires vers des cultures pour la production de bio-carburant. Ce phénomène est surtout visible aux USA où, par exemple, l’augmentation de 23% des cultures de maïs dans une optique de production de bio-carburant a provoqué la diminution de 16% des surfaces cultivées en soja. Ces utilisations ont eu, d'après certains économistes, un impact certain sur les prix de l’ensemble des denrées [2] .

Deuxièmement, la perte de surfaces cultivées s'accompagne de la diminution des stocks. En effet, sur la première moitié des années 2000, les stocks mondiaux de riz ont perdu pratiquement 50% de leur volume. Ceci alimente considérablement les tensions et provoque une augmentation presque mécanique des prix [4] . Le graphique de la figure 1 permet d’aller plus loin en remarquant que la diminution du rapport stocks sur consommation diminue systématiquement avant l’occurrence d’une crise alimentaire. En effet, pour les trois céréales les plus consommées au monde (riz, mais, blé), une concordance importante entre la diminution des stocks (avant le milieu des années 70 et avant 2007) et la réalisation d'une crise (symbolisée par les traits verticaux). Notons que les chocs pétroliers ne sont pas à l'origine de la crise des prix des denrées de 1972-1973. Elle provient de mauvaises récoltes à la suite de problèmes climatiques, de niveaux de stocks bas comme nous venons de le dire et d’un contexte politique extrêmement tendu entre l'URSS et les USA [5] .

Figure 1 : Évolution des ratios stocks/consommation.

Sources : Données USDA, BSI Economics

Troisièmement, la limitation des surfaces cultivées ainsi que la diminution des stocks sont eux-mêmes à remettre dans un contexte de surproduction alimentaire apparent. Les prix des biens agricoles ne font que décroître jusqu’au début des années 2000, ce qui transforme considérablement les équilibres mondiaux de production : l’agriculture n’est plus au centre des politiques de développement et certains pays (surtout en Afrique) préfèrent acheter à l’extérieur plutôt que produire chez eux, souvent plus cher. Après 2000 les prix des intrants, particulièrement celui du pétrole, participent à la hausse des prix des céréales. Ce retournement du marché, provoqué aussi par une légère augmentation de la demande internationale (émanant principalement des pays émergents), n’est à l’époque pas très inquiétant puisque les stocks sont encore élevés et que la productionsemble augmenter régulièrement.

Quatrièmement, Nous ne pouvons pas non plus nier le rôle de la financiarisation de l’agriculture, débutée il y a quelques décennies et qui a accru de manière importante ces dernières années. Les montants investis dans les principaux fonds indiciels (créés dans les années 1990), sont évalués à environ 13 milliards de dollars en 2003 et à 260 milliards en 2008. Seulement, entre 2007 et 2008, ces fonds gagnent près de 50 milliards de dollars soit à peu près un cinquième de leur valeur finale [6] . Finalement, les marchés agricoles attirent, depuis le début du XXIème siècle, des investisseurs qui ne sont pas des investisseurs classiques du marché [7] . Il est difficile de savoir si cette financiarisation a eu un impact significatif sur les prix internationaux. En effet la spéculation joue logiquement sur le prix du future mais pas forcément sur le prix spot [8] . Plusieurs études montrent des liens de causalité dans un sens comme dans un entre le prix du future et le prix spot. Néanmoins, tout comme la diminution des surfaces cultivées, il n’est pas possible de nier totalement que la financiarisation a renforcé les tensions. D’ailleurs, le point le plus important dans la financiarisation de l’agriculture est plutôt son impact sur le renforcement des liens entre les prix alimentaires. En effet, plusieurs études montrent que ces prix (ceux du blé, du maïs, du riz par exemple) sont liés au-delà de ce qui est expliqué par les fondamentaux de l’économie. Ceci prouverait que la finance, ou plutôt la spéculation, joue un rôle de transmission des variations des prix [9] .

Cinquièmement,il faut également aborder le débat sur l’élément indomptable mais néanmoins central en agriculture : le climat. En effet, le contexte était extrêmement tendu en 2005-2006 à cause des éléments cités précédemment, mais il n’était pas directement la cause de la crise. En fait, les récoltes de céréales de 2006 ont été extrêmement mauvaises. La sécheresse en Australie a fait diminuer ses récoltes de plus de 50% alors même que leur niveau n’avait pas atteint de nouveau les volumes records de 2003. Ceci a diminué l’offre de céréale de plus de 20 millions de tonnes. La production céréalière européenne enregistrait aussi certaines difficultés et perdait 11% de production ce qui a diminué l’offre de plus de 37 millions de tonnes. Dans le même temps le Canada perdait plus de 4,5% de sa production qui était restée stable en 2005 par rapport au niveau de 2004. Quant aux USA, les pertes avoisinaient plus de 7,5% de leur production et avaient perdu déjà près de 6% en 2005. Cumulé, cela fait une perte, en 2006 par rapport à 2005 pour les USA et le Canada de plus de 30 millions de tonnes. La somme des ces pertes représente tout de même 4% de la production de 2005 et elles ne prennent pas en compte le fait que la production ait été limitée au Bangladesh (à cause du cyclone Sidr et d’inondations : perte de 2,5 millions de tonnes soit 10% de la consommation [10] ), ou en Chine à cause des basses températures.

Ce contexte explique t-il l’évolution du prix du riz ?

Suite à ces épisodes, et dans ce contexte de tensions importantes, les marchés ont réagi face à des perspectives de pénurie d’offre. Les prix ont augmenté plus que la moyenne et la machine inflationniste s’est mise en branle. La spéculation a du jouer un rôle dans l’augmentation des prix, et cela a eu tendance à s’accentuer suite à cette augmentation (l’accroissement initial attirant de nouveaux spéculateurs). Selon les variables et les dimensions temporelles retenues, la spéculation a un impact certain sur le prix international de plusieurs biens agricoles [11] . Elle est excessive sur ces marchés et d’autant plus depuis la crise des subprimes qui produit une réallocation des investissements.

De plus, les liens de corrélation dont nous parlions précédemment entre les prix internationaux des biens agricoles n'ont fait que diffuser l’augmentation des prix. Ainsi, les indices de la FAO des principales denrées alimentaires ont largement augmenté comme le montre le graphique de la figure 2. En moyenne, les prix sont presque 50% plus élevés après la crise et sur un laps de temps important puisque l’après crise est observée ici pendant près de 6 ans.

Figure 2 : Évolution des indices de prix.

 Sources : FAOSTAT, BSI Economics

Néanmoins, lorsque l’on observe l’évolution du prix du riz comparativement à celui du blé ou du maïs, on s’aperçoit qu’il y a forcément quelque chose de spécifique à ce marché pour expliquer son évolution. En effet, le prix de la tonne de riz à augmenté relativement tard par rapport aux prix du maïs ou du blé. De même, son augmentation pendant la crise est plus importante et plus soudaine que celle des deux autres. En effet, le prix du blé est multiplié par 2 en dix mois, celui du maïs est multiplié par 2 en 20 à 24 mois mais le prix du riz est multiplié par 3 en à peine 8 mois (octobre 2007-avril 2008 ; FAO (2010)), voir 2,5 en 4 mois (janvier 2008-avril 2008).

Enfin, on note que les prix du blé et du maïs sont redescendus à leur niveau d’avant crise. Par contre, ce n’est pas le cas du riz : les indices de prix de la FAO montrent que le prix du riz est pratiquement 100% plus cher jusqu’en 2009 (en 2010 il est encore 70% plus cher qu’avant la crise) alors que le maïs et le blé retrouvent des niveaux supérieurs respectivement de 50% et légèrement inférieur à 50% dés la fin 2008. Le prix du blé redescend même à moins de 25% supérieur au prix d’avant crise.

Cette évolution particulière du marché du riz est due à un acteur particulièrement présent comparativement aux autres marchés : l’État.

Le rôle des États

Nous venons de montrer que les marchés agricoles, céréaliers particulièrement, sont très tendus au milieu des années 2000. Par contre, si les prix des tonnes de blé et de maïs commencent à augmenter dés 2006, celui de la tonne de riz ne montre des signes de tensions qu’en 2007 et explose seulement au début de l’année 2008.

Le point de départ de la montée fulgurante du prix du riz est à chercher dans le lien avec celui des autres matières premières agricoles, et particulièrement le blé. Dés lors qu’il y a des tensions sur un marché, les autres sont touchés à leur tour via la finance mais aussi, et surtout, via les substituabilités. Lorsque le prix du blé augmente, la consommation du riz tend à augmenter. De fait, les gouvernements des pays où la sécurité alimentaire (souvent précaire) est assurée par le riz, ont anticipé une hausse des prix et ont eu des réactions non coopératives qui ont mené à l’explosion du prix.

Figure 3 : Mise en lumière de quatre décisions gouvernementales sur le prix de la tonne de riz

Sources : FAOSTAT, BSI Economics

Pour permettre une appréhension totale du contexte, reprenons les éléments chronologiquement (voir [1] et [3] ). Le 9 octobre 2007, le gouvernement indien, ayant peur que l’augmentation des prix du blé et du maïs ne viennent impacter celui du riz, et par voie de conséquence augmenter une inflation nationale déjà importante, prend la décision d’interdire les exportations de riz sauf le riz basmati (des élections proches lui font craindre une augmentation de son impopularité). Dés lors, le prix de la tonne de riz a commencé à augmenter (première trait rouge sur la figure 3).

Après l’Inde, le Vietnam annonce la même restriction. La Chine, à peu près au même moment, décide d’augmenter ses taxes à l’exportation et le gouvernement philippin annonce qu’il est prêt à acheter des quantités importantes, quelque soit le vendeur et quelque soit le prix (deuxième trait rouge sur la figure 3). Le 5 février 2008, le Vietnam réaffirme l’interdiction d’exportations, et les Philippines, en achetant du riz à 700$ la tonne, prouvent que ses discours n’étaient pas mensongers. Le 17 mars, la Thaïlande commence à parler de restriction d’exportations, qu’elle ne fera finalement pas, mais le prix de la tonne est pratiquement doublé en un mois. En effet, le 17 avril, les Philippines achètent à 1200$ la tonne (troisième trait rouge sur la figure 3).

Le 30 avril, elle propose aussi la création de l’organisation des pays exportateurs de riz, ce qui augmente la défiance des acteurs du marché par crainte de nouvelles restrictions d’exportations. Ceci fait de nouveau augmenter le prix (quatrième trait rouge sur la figure 3). Annonce qu’elle est obligée de retirer la semaine suivante. C’est le premier élément qui va embrayer la diminution du prix. Après cela, les perspectives de récolte arrivent et annoncent de très bons résultats malgré le cyclone Nargis au Myanmar et un tremblement de terre en Chine au début du mois de Mai. Le Japon et les USA s’accordent pour permettre des exportations au-delà des accords de l’OMC [12] et les tensions se calment. Ceci sur fond de révélation de niveau important de stock en Chine et en Thaïlande. Par contre, le prix de la tonne reste significativement supérieur après la crise à ce qu’il était avant.

Au comportement de ces grands pays exportateurs (ils représentent à eux seuls 74% des exportations mondiales), il faut ajouter des restrictions, voir des interdictions d’exportations pour des pays dont les productions sont moins importantes : le Pakistan (9% des exportations en 2011), le Brésil (3,5% des exportations en 2011) ou encore l’Égypte (0,1% des exportations en 2011). En avril 2008 ils ont respectivement restreint, suspendu et interdit les exportations de riz [13].

Conclusion

La conclusion que nous pouvons tirer de l’occurrence de cette crise sur le marché du riz est que, bien que les fondamentaux n’étaient pas de très bon augure (diminution des stocks, croissance de la production diminuée, financiarisation), ils n’étaient pas siginificativement différents de ceux d’autres années. Le point de départ de la crise provient de l’appréhension des dirigeants sur les transmissions de prix entre les céréales (particulièrement entre le blé et le riz). Puisqu’ils anticipaient une hausse du prix, ils ont opté pour des mesures qui ont finalement provoqué la hausse.

Mais la réaction des gouvernements fut tout à fait rationnelle puisque le riz est la céréale la plus importante pour la sécurité alimentaire de la grande majorité des pays pauvres et en développement. Il ne faut pas perdre de vue que l’augmentation du prix du riz plonge de facto une partie importante de la population de ces pays sous la barre du seuil de pauvreté. Ceci est à la fois inacceptable pour les gouvernements et pour l’éthique économique. Il est donc nécessaire que les plus gros acteurs du marché s’entendent pour mettre en place des politiques coopératives adéquates.

Références:

[1] Slayton, T. et Timmer, C. P. (2008). Japan, china and thailand can solve the rice crisis— but us leadership is needed. Center for Global Development Notes. <http://www.cgdev.org/content/publications/detail/16028>. Accessed August, 22:2008.

[2] Mitchell, D. (2008). A note on rising food prices. World Bank Policy ResearchWorking Paper Series, Vol.

[3] Dawe, D., Slayton, T. et al. (2010b). The world rice market crisis of 2007-2008. The rice crisis : markets, policies and food security, pages 15–28.

[4] Wright, B. et Bobenrieth, E. (2010). Special feature : The food price crisis of 2007/2008 : Evidence and implications. FAO Food Outlook 59, 62.

[5] Falcon, W. P. et Timmer, C. P. (1974). War on hunger or new cold war ? Stanford Magazine, Fall/Winter(64):4—-9.

Timmer, C. P., Dawe, D. et al. (2010a). Food crisis past, present (and future ?) : will we ever learn ? The rice crisis : markets, policies and food security, pages 3–11.

[6] Masters, M. (2008). Testimony of michael w. masters before the u.s. senate. http://www.hsgac.senate.gov//imo/media/doc/052008Masters.pdf?attempt=2.

[7] FAO (consulté le 27 janvier 2014b). Lir. http://www.fao.org/focus/f/SpeclPr/spro12-f.htm.

[8] Le prix spot est le prix international. Le prix du futur est celui du contrat de vente à terme des produits agricoles. Ces deux prix sont différents mais liés, bien que les caractéristiques des ces liens soient difficilement identifiables.

[9] Pindyck, R. S. et Rotemberg, J. J. (1990). The excess co-movement of commodity prices. Economic Journal, 100:1173–89.

Pindyck, R. S. et Rotemberg, J. J. (1993). The comovement of stock prices. The quarterly journal of economics, 108(4):1073–1104.

Le Pen, Y. et Sévi, B. (2010). Revisiting the excess co-movements of commodity prices in a data-rich environment.

[10] Hossain, M., Deb, U., Dawe, D. et al. (2010). Volatility in rice prices and Policy responses in bangladesh. The rice crisis : markets, policies and food security, pages 91–108.

[11] Robles, M., Torero, M. et Von Braun, J. (2009). When speculation matters. International Food Policy Research Institute IFPRI Issue Brief 57.

[12] Slayton, T., Dawe, D. et al. (2010). The’diplomatic crop’or how the us provided critical leadership in ending the rice crisis. The rice crisis : markets, policies and food security, pages 313–341.

[13] Sekhar, C. (2008). World rice crisis : Issues and options. Economic and Political Weekly, pages 13–17.

Docteur en économie de l’université PSL - Dauphine, Geoffrey Lorre a été membre de l’association de 2013 à 2019. Il a notamment participé aux deux premières éditions du livre « je comprends enfin l’économie ». Il enseigne la macro-économie à Sciences Po Paris.

 

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