Frederik Ducrozet : « La BCE a franchi une nouvelle étape »

Frederik Ducrozet est économiste de marché pour la division de la banque d’investissement de Crédit Agricole SA. En charge du suivi macroéconomique de la zone euro et de la politique monétaire de la BCE, Frederik Ducrozet évoque avec BS Initiative les dernières politiques monétaires et réformes institutionnelles menées par la BCE et la zone euro pour sortir de la crise actuelle.

La BCE va désormais jouer le rôle de superviseur des banques dans la Zone Euro; le risque de conflit d’intérêts n'est pas à écarter, comment estimez vous ce risque pour une institution telle que la BCE et ses éventuels impacts tant au niveau économique que financier?

FD - Le conflit d'intérêts est un des risques identifiés par la BCE elle-même avant le passage au régime de régulateur unique (SSM), mais il y en a (beaucoup) d'autres : coordination avec les régulateurs nationaux, recapitalisation des établissements les plus fragiles après la prochaine revue des bilans bancaires par la BCE, gestion de la transition vers un régime harmonisé de résolution bancaire, difficultés liées à l'hétérogénéité des pratiques nationales, etc. Le risque de conflit d’intérêts est vraisemblablement le moins problématique à gérer, du moins à court terme, tant les autres défis semblent difficiles à relever simultanément dans les mois et années à venir.

En pratique, la BCE et les autorités compétentes ont d’ores et déjà annoncé la mise en œuvre de garde-fous visant à assurer la stricte séparation des fonctions de supervision bancaire et des missions de politique monétaire, afin de réduire au maximum tout risque de conflit d’intérêts à l’avenir. En particulier, les décisions du SSM seront prises par un Comité de surveillance dont la composition (incluant des représentants de la BCE et des Etats-membres, y compris hors zone euro  mais participant au SSM) et les modalités (indépendance vis-à-vis du Conseil des gouverneurs mais principe de subordination, ce dernier conservant un droit de veto) répondent à ce principe de séparation. On peut toujours imaginer que cette séparation soit renforcée, si besoin, en cas de litige dans les années à venir. Le SSM ne me semble pas gravé dans le marbre.

La BCE vient récemment de baisser son taux directeur. On se rapproche fortement du taux plancher de 0%; en cas de nouveau choc de grande ampleur nécessitant une intervention de la BCE, quels outils restera t il  la disposition de la BCE pour y répondre?

FD – En plus de baisser son principal taux directeur au mois de mai, la BCE est engagée depuis plusieurs mois déjà dans une forme d’assouplissement de sa communication, que l’on peut qualifier de très « dovish »ou « ultra accommodante ». Cela passe par des signaux assez classiques de nouvelle baisse des taux possible (y compris le taux de la facilité de dépôt qui pourrait théoriquement passer en territoire négatif) mais aussi, de façon plus inhabituelle, par des décisions portant sur les conditions de liquidité dans l’Eurosystème. Ainsi, en février, Mario Draghi avait indiqué que la BCE s’attendait à ce que l’excès de liquidité sur le marché interbancaire reste supérieur à 200 Mds EUR malgré les remboursements par les banques de leurs emprunts à 3 ans auprès de la BCE (LTRO). En mai, la BCE avait formellement étendu les procédures de refinancement des banques via des appels d’offres à taux fixe et en quantités illimitées jusqu’à la mi-2014, soit pour une période plus longue qu’auparavant. Ces décisions avaient un même but : faire comprendre aux marchés que les conditions monétaires et financières en zone euro resteraient exceptionnellement souples pour très longtemps.

C’est donc dans une forme de continuité que le 4 juillet, la BCE a franchi une nouvelle étape en s’engageant explicitement dans la voie du guidage des anticipations (« forward guidance »), comme la Réserve Fédérale américaine avant elle et, très vraisemblablement, la Banque d’Angleterre très bientôt. L'objectif de la BCE est explicite – « introduire un biais baissier sur les taux » et tenter de « découpler » au maximum l’évolution des taux en zone euro de celle des taux américains – à travers cette nouvelle phrase-clé: "le Conseil des gouverneurs s'attend à ce que les principaux taux directeurs de la BCE restent à leurs niveaux actuels ou à des niveaux inférieurs pour une période de temps prolongée".

Le caractère symbolique de cette annonce ne doit pas être sous-estimé. Elle représente une rupture majeure vis-à-vis de la position historique de la BCE qui consistait à "ne jamais s'engager à l'avance". Néanmoins, deux théories s'affrontent actuellement concernant la stratégie de la BCE. D’un côté, il y a ceux qui estiment que la forward guidance à la BCE n’est pas un réel changement de stratégie, mais un « coup » de communication visant à gagner du temps, en espérant que la reprise se confirme aux Etats-Unis et que les taux en zone euro ne remontent pas trop rapidement – un élément allant dans ce sens est la définition même de la « période de temps prolongée » qui, selon plusieurs membres de la BCE, n’est pas figée et dépendra in fine des données, comme pour toute décision de politique monétaire. De l’autre côté, il y a ceux qui interprètent la communication de la BCE comme une nouvelle étape vers une politique monétaire plus flexible et potentiellement plus accommodante, et non comme une fin en soi. Je pencherais plutôt pour cette deuxième interprétation. Ce changement introduit de nouvelles marges de manouvre pour la BCE qui pourraient encore surprendre à l'avenir. En particulier, et dans un premier temps, d’autres initiatives sont toujours possibles, y compris une baisse des taux ou un nouvel appel d’offres à très long terme visant spécifiquement à soutenir les PME. Si besoin, la BCE pourrait toujours aller plus loin dans sa stratégie actuelle en modifiant à nouveau sa communication sans s'engager sur des objectifs quantitatifs, en adoptant par exemple un guidage conditionnel des taux (basé sur différents scénarios d'inflation, d'anticipations d'inflation, de croissance, de chômage, de crédit, etc.) ou, plus probablement, des conditions de liquidité. Enfin, dans le pire des scénarios, celui de la déflation, aucune mesure ne serait exclue, y compris les rachats de titres de dette publique ou privée à grande échelle.

Selon vous, serait-ce une bonne idée que la BCE fournisse une licence bancaire au MES pour être vraiment en mesure de rassurer définitivement les marchés, concernant l'Espagne et l'Italie notamment?

FD - Il est selon moi possible, dans le cadre des traités existants, qu'une licence bancaire soit à terme octroyée au MES. Mais c'est très improbable à court terme, y compris après les élections générales en Allemagne en septembre. La raison principale pour laquelle les allemands et certains autres Etats-membres du Nord s'y opposent toujours est bien connue : une licence bancaire permettrait au MES de se refinancer auprès de la BCE, pour des montants potentiellement illimités (en pratique, limités par les collatéraux à la disposition du MES) et ainsi financer des plans de sauvetage des Etats souverains ou de leurs systèmes bancaires. Cette procédure s'apparenterait pour certains à un financement déguisé des déficits publics et surtout, elle comporterait un risque d'aléa moral plus élevé que les mécanismes actuels limités en taille et soumis à une conditionnalité stricte. Le risque d'aléa moral, chacun pourra le juger virtuel ou bien réel, mais il est essentiel de bien comprendre qu’il est au centre des considérations des membres les plus "hawkish" du Conseil européen et de la BCE. Je continue de penser, à titre personnel, que c'est une option souhaitable parmi d’autres. Elle pourrait finir par s'imposer, sous une forme plus ou moins éloignée de la proposition initiale. Cela pourrait passer par un nouvel accès de crise aiguë, comme en 2011 ou en 2012, ou au contraire au terme du processus d'intégration institutionnel poussé à son terme, de façon à offrir des garanties d’orthodoxie budgétaire à ceux qui s’opposent à cette mesure.
 

A l'heure actuelle, la seule existence de l'OMT semble constituer un pare-feu suffisant, pour autant pensez vous qu'on puisse y avoir recours un jour et sous quelles conditions ?

FD – L'OMT est un substitut (imparfait) à la mutualisation des dettes souveraines en zone euro qu’on pourrait un jour imaginer voir le jour via l'émission de titres de dette communs (Euro-obligations). L’OMT est un prêteur en dernier ressort pour le souverain qui ne dit pas son nom, et qui présente un certain nombre de restrictions : activation conditionnée à une demande d’aide par le MES, montants illimités mais interventions restreintes aux titres de maturité résiduelle comprise en 3 et 5 ans sur le marché secondaire, etc. Il est essentiel de garder à l’esprit que ce sont ces restrictions qui ont permis au programme OMT d’être accepté, ou toléré, par les membres hawkish de la BCE, à l’exception de la Bundesbank. C’est tout le génie de Draghi, et avec lui d’Asmussen et de Coeuré notamment, d’avoir réussi à imposer ce concept en s’assurant le soutien de la Chancelière Merkel à l’été 2012. La combinaison OMT-union bancaire est à mes yeux ce que l'on pouvait faire de mieux, ou de moins politiquement inacceptable, dans le cadre institutionnel actuel, c'est-à-dire sans modification des Traités et sans risquer une crise politique majeure. Cela ne veut pas dire qu’il ne faudra pas améliorer ces mécanismes et poursuivre l’effort d’intégration à l’avenir, bien au contraire.

A court terme, le succès majeur de l’OMT est d’avoir éliminé les risques extrêmes d’éclatement de la zone euro, et donc d’avoir considérablement réduit le risque de contagion financière. Pour autant, il n’est pas garanti que cela suffise et il est toujours probable, selon moi, que l'OMT finisse par être activé dans certains pays, pour différentes raisons. Fondamentalement, l’efficacité d’un programme qui reste virtuel (dans le sens où la BCE n’a procédé à ce jour à aucune intervention en pratique), pourrait décroître avec le temps, surtout si une nouvelle crise éclate dans un pays avec des répercussions systémiques en zone euro. Le marché pourrait « tester » la volonté (et la cohésion) de la BCE et son engagement à sauver la zone euro « whatever it takes ». Une activation de l’OMT pour certains pays sous programme, dont le Portugal, serait particulièrement justifiée, d’autant que ces pays remplissent déjà les conditions en termes de consolidation budgétaire ou de renforcement de leurs systèmes bancaires, et qu’une facilité spécifique a été créée au niveau du MES qui vise justement à les accompagner dans leur retour sur le marché. L’ambigüité actuelle tient à une autre condition à l’activation de l’OMT que la BCE a elle-même, qui impose un accès « régulier et diversifié » aux marchés. En quelque sorte, la BCE demande à ces pays d’avoir accès aux marchés avant de les aider à accéder aux marchés… Il n’est pas impensable que la BCE fasse preuve de davantage de flexibilité à l’avenir, mais à ce stade cette contrainte tient toujours, et pourrait bien être testée elle aussi. L’Irlande est en avance, avec quelques émissions réussies cette année, mais le Portugal (et a fortiori la Grèce) ne satisfont pas à cette condition dans son expression actuelle.


A terme, il est également envisageable que l’OMT soit activé pour l'Espagne, voire pour l'Italie, mais selon une logique différente, d’ordre préventif. On peut alors penser à deux types de scénarios : un premier dans lequel l'Espagne est forcée de demander de l'aide suite à une crise politique et/ou une remontée des coûts de financement violente et durable ; un deuxième dans lequel la demande d’aide est formulée au terme d'un processus coordonné et dans le but de "récompenser" plusieurs années de réformes, de désendettement et d'ajustements structurels douloureux qui feraient que la conditionnalité de l'aide MES/BCE ne porterait que sur la surveillance du programme, et non sur de nouvelles mesures d'austérité ou de structure. Malheureusement, l’histoire de la crise européenne jusqu’à aujourd’hui laisse peu d’espoir quant à la capacité de nos dirigeants à agir de façon « proactive ».

Mario Draghi a déclaré devant l'Assemblée Nationale que "les taux de change avaient une importance pour la stabilité des prix et la croissance » et que, dès lors, « la BCE suivait avec attention les conséquences des mouvements volatils observés sur les marchés ces dernières semaines ». Cela peut-il se traduire par des actes concrets de la BCE sur le taux de change de l'euro ?

FD – La question du taux de change dans la fonction de réaction de la BCE est une des plus simples à trancher en première lecture. Le niveau de la devise n'entre pas directement en compte dans les prises de décisions de la BCE, seulement indirectement via son impact sur l'inflation et la croissance, ou via l'impact déstabilisant d'une volatilité excessive du change sur la stabilité macro-financière – ce deuxième argument avait été abondamment utilisé par Jean-Claude Trichet en son temps. En pratique, sauf cas extrême pouvant justifier une intervention directe sur le marché des changes, la BCE s’est toujours contentée d’interventions verbales, en s’inquiétant par exemple de « la volatilité excessive » sur le marché des changes. A court terme, le taux de change doit être appréhendé comme une composante essentielle des conditions monétaires et financières en zone euro, que la BCE devrait donc surveiller de prêt afin d’éviter tout resserrement passif, non désiré, de sa politique monétaire (on estime en général qu’une appréciation de 10% de l’euro contre un panier de devises a un impact comparable à une hausse de taux de la BCE de 100 pdb). Si l’euro venait à s’apprécier plus fortement, pour des raisons exogènes ou endogènes à la zone euro, la BCE pourrait réagir, en intégrant ce facteur change dans sa fonction de réaction et en soulignant notamment les risques baissiers sur l’inflation (la balance des risques sur la stabilité des prix à moyen terme est encore jugée équilibrée par la BCE). C’est, à mes yeux, une des raisons centrales pour lesquelles la BCE continue d’évoquer la possibilité de taux négatifs, même si une telle mesure reste peu probable à ce stade. En effet, la simple évocation de taux négatifs a permis de limiter toute hausse de l’euro à ce jour, la BCE espérant probablement que le dollar finisse par s’apprécier plus fortement. Il faut espérer qu’elle ait raison.

Propos recueillis le 15 juillet 2013.

BSI Economics est un think tank de réflexion sur l'économie et la finance, créé en 2012, qui contribue à ouvrir et améliorer les débats en mettant au service des décideurs et des citoyens des réflexions indépendantes sur les nouvelles tendances économiques et financières.

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