Innovation et risque de crise : un surinvestissement est-il possible ? (Recherche du mois)

Haddad, Valentin, Paul Ho, et Erik Loualiche. « Bubbles and the Value of Innovation ». Journal of Financial Economics 145, no 1 (juillet 2022): 69‑84.

Résumé :

  • La théorie économique a démontré l’existence de défaillances de marché conduisant à un sous-investissement structurel dans l’innovation.
  • Cependant, cette réalité n’est pas incompatible avec l’existence d’épisode de bulles.
  • Cet article montre l’existence d’une décorrélation entre la valeur d’une entreprise et de son innovation lorsque les secteurs dans lequel elle exerce connait une période de bulle. Les auteurs expliquent ce phénomène par un désaccord entre les investisseurs.

Une pensée commune veut que la fluctuation du prix des actions suivant l’annonce d’une innovation reflète le changement dans la valeur actualisée de l’entreprise. Ce principe simple est toujours aujourd’hui au centre des travaux sur le sujet. Or, la présence potentielle de bulles contredit cette vision.

Une bulle correspond en effet à une décorrélation généralisée entre la capitalisation des entreprises et la valeur de leurs sous-jacents… en d’autres termes, une surréaction des investisseurs à l’annonce d’une innovation par rapport aux réels flux de trésorerie générés par cette dernière. La faillite récente de la Silicon Valley Bank, notamment fragilisée par le récent retournement dans la valorisation des entreprises de la tech, nous rappelle que ce principe demeure un principe uniquement car il peut connaître des exceptions. C’est un enjeu d’autant plus clef que les années 2010 ont été marquées par un fort développement du segment du capital risque, finançant les entreprises innovantes et les startups. Le total des encours investis dans les secteurs innovants atteint ainsi des niveaux historiques.

Figure 1- Croissance des encours dans le segment private equity en Europe et pic historique du segment venture capital (principalement destiné au financement de jeunes entreprises et d'entreprises innovantes).

Source : Invest Europe

Aussi, qu’en est-il du risque de bulle dans l’innovation ? V.Haddad, E.Loualiche and P.Ho dans leur article Bubbles and the valuation of innovation(juillet 2022) tentent de comprendre les mécaniques enjeux lors de tels phénomènes et de mesurer leur ampleur. Ils démontrent que des épisodes de bulles spéculatives sur la valeur des entreprises innovantes peuvent être identifiés, et ce dans plusieurs secteurs. Ces bulles sont souvent concomitantes avec les phases d’innovation intense. Les auteurs offrent aussi un modèle théorique pouvant expliquer ce phénomène dont l’hypothèse fondamentale est le désaccord entre investisseurs possibles dans un monde en information incomplète.

1. Au coeur du phénomène de bulle, un potentiel désaccord des investisseurs

Avant de se lancer dans une analyse empirique, les auteurs proposent un modèle théorique, permettant d’illustrer de manière transparente et rigoureuse les potentielles mécaniques à l’action dans la formation de bulles sur la valorisation des innovations.

Le modèle est dynamique, il s’étale dans le temps, sur deux périodes discontinues. L’économie se résume à l’interaction de deux types d’acteurs : les ménages et les entrepreneurs. Une vision sommaire de la réalité donc, qui permet de se focaliser sur les rouages essentiels. Lors de la première période les ménages produisent des idées qu’ils vendent aux entrepreneurs pour faire des entreprises. Ils investissent aussi sur le marché des capitaux dans des entreprises créées à partir de leurs projets. Lors de la deuxième période les entreprises ont été développées et se font concurrence pour vendre des biens et services. Les ménages touchent les dividendes de leurs investissements et consomment.

Ce modèle partage beaucoup de points communs avec les précédents travaux sur la valorisation des entreprises. Une caractéristique introduite par les auteurs diffère cependant : la divergence de croyance des ménages. Elle va permettre de pouvoir expliquer les résultats observés empiriquement. Les ménages ont des espérances différentes sur la future productivité des entreprises. L’information est imparfaite et les éléments pour mesurer la réelle crédibilité de chaque entreprise manquent. Cependant, la taille du marché est connue et inférieure à la totalité de la capacité des différents concurrents créés. Tous ne vendront pas. Chaque ménage est pourtant convaincu que les entreprises dans lesquelles il investit seront plus productives que la moyenne et donc remporteront une partie du marché. Le prix de chaque entreprise est la valeur espérée de ses profits conformément à la théorie économique. Mais comme les espérances dépassent la taille du marché, le reste va sans dire.

2. Des bulles spéculatives en innovation existent quel que soit le secteur et coïncident avec des périodes de fort dynamisme de l’innovation.

La principale question posée par l’article est de savoir si l’on observe une décorrélation entre la valorisation des entreprises innovantes et leurs flux de trésorerie, lors de périodes d’intense activité dans le secteur auquel elles appartiennent, identifiées comme bulle.

Pour répondre à cette question les auteurs définissent deux concepts clés. La bulle est définie en suivant les travaux de Greenwood, Scheifler et You (2019). Un secteur connaît une bulle pour un mois donné s’il remplit trois critères cumulatifs. Premièrement, le portefeuille pondéré en fonction de la valeur de l'industrie a enregistré un rendement de 100 % ou plus au cours des deux dernières années. Deuxièmement, le rendement de ce secteur, pondéré en fonction de la valeur, dépasse également le rendement du marché d'au moins 100 % au cours des deux dernières années. Troisièmement, le rendement pondéré en fonction de la valeur de l'industrie au cours des cinq dernières années est supérieur à 50 %. La valorisation de l’innovation, elle, est définie comme la réaction du marché boursier dans les trois jours qui suivent l'émission d'un nouveau brevet par une entreprise, en tenant compte du rendement du portefeuille boursier pendant cette période.

Empiriquement, l’article fait donc le lien entre cette valorisation de l’innovation et le fait d’être ou non dans une période de bulle (variable dichotomique), toutes choses égales par ailleurs. Deux principaux résultats ressortent de ce travail :

  • Premièrement, la valorisation des entreprises déposant une innovation augmente très fortement en période de bulle, de 30 à 50 % - selon qu’on la mesure au niveau de l’entreprise ou du brevet. En revanche, les résultats réels (profit et productivité) semblent ne pas être affectés.
  • Deuxièmement, les auteurs identifient un défaut de correction sur la valorisation des concurrents. Certains travaux dans la littérature ont clairement identifié les effets négatifs de l’innovation d’une entreprise sur ses concurrents. En contradiction avec ces résultats, les auteurs montrent qu’en période de bulle, le marché tend à ignorer ces externalités négatives.  Hors période de bulle, ce problème ne semble pas exister et le marché réagit de manière significative à l’annonce d’une innovation par un concurrent.

Les auteurs rappellent que les bulles sont souvent observées lors de périodes de forte innovation au sein d’un secteur. Leurs résultats tendent donc à montrer un excès d’optimisme du marché sur la valorisation des innovations de secteurs connaissant une forte activité. Ce phénomène tend à alimenter le boom déjà existant. Le lien entre innovation et formation de bulles, mal connu, semble pourtant fort.

Conclusion : Pourquoi cette vision est-elle novatrice et que peut-on en tirer ?

Ce papier apporte une idée principale, selon les auteurs, à la recherche existante. Le désaccord entre les investisseurs mène simultanément à un surinvestissement dans les entreprises innovantes, et à un manque de correction par le marché de la valeur de leurs concurrents. Cette idée semble, entre autres, faire échos à certaines courses proclamées à l’investissement motivée par la croyance du « winner takes all ».

Ces déconnexions ne sont pas sans conséquences réelles. Les auteurs évoquent de potentielles mesures qui pourraient être prises par la personne publique afin de limiter les risques de bulle. L’une d’entre elles serait de taxer de manière croissante les nouveaux entrants créant une entreprise sur une idée déjà exploitée. Cette solution se heurte à de nombreuses difficultés. Cependant, ce papier soulève une question clef et ancrée dans notre actualité récente. D’autres études devront venir mettre au défi tant les résultats empiriques que le modèle théorique.

Anna Malessan est une économiste travaillant principalement sur les sujets de politiques publiques. Elle s’intéresse notamment à l’innovation. Anna est diplômée de TSE et de l’Université Paris Dauphine. Aujourd’hui, elle réalise une thèse au sein de TEPP (laboratoire Théorie Evaluation des Politiques Publiques) sur les politiques d’aide à l’innovation privée et travaille au sein d’un cabinet de conseil sur les sujets d’Aides d’Etat et de politiques industrielles européennes.

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