Les effets de long terme des conflits sur la productivité agricole (Recherche du mois)

Erin Lin, How War Changes Land: Soil Fertility, Unexploded Bombs,

and the Underdevelopment of Cambodia, American Journal of Political Science, 2022

Résumé :

Les conflits armés peuvent déstabiliser la production agricole des pays impliqués et plus généralement, les marchés agricoles. La guerre menée par la Russie en Ukraine en fournit une récente illustration et peut faire craindre des pénuries (notamment de blé) aux conséquences dramatiques dans certains pays comme l’Egypte ou le Liban[1] . Malheureusement, les conséquences des guerres survivent souvent longtemps à la signature d’un cessez-le-feu.

En effet, les conflits armés peuvent avoir des effets de long terme sur la production agricole et sur les populations qui vivent de l’agriculture. Plusieurs études récentes ont permis de mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre. C’est le cas de l’article de Erin Lin (2022) qui s’intéresse aux conséquences de la Guerre du Vietnam (1955-1975) sur la productivité agricole au Cambodge. L’auteur s’intéresse notamment à l’effet des bombes et explosifs qui n’ont pas détoné.

Le piège d’un sol fertile

Lors de la guerre du Vietnam et surtout après 1969, les forces armées étatsuniennes ont massivement bombardés le Cambodge où les Viêt-Cong avaient construit des bases mobiles. Erin Lin (2022) rappelle ainsi qu’en 1975, l’armée américaine avait lancé trois fois plus de bombes (en tonnage) sur le Cambodge que sur le Japon durant toute la seconde guerre mondiale. L’importance de ces bombardements est aussi illustrée par la carte 1 qui référence plus de 115.000 bombardement entre 1965 et 1973. Il s’agissait souvent de bombes à sous-munitions, démultipliant le nombre d’engins explosifs atteignant le sol.

Carte 1 : Les bombardements au Cambodge

Source : Erin Lin (2022).

Une partie de ces bombes n’a jamais explosé, et est à l’origine du  problème dit des munitions non explosées (ou UXO pour unexploded ordnance). Ce problème ne concerne pas uniquement le Cambodge et près d’un tiers des pays au monde en souffrirait. Le coût très élevé des opérations de nettoyage des sols limite généralement la faisabilité de telles opérations.

Un aspect crucial du problème est que la probabilité de non-explosion à l’impact dépend du type de sol que la charge heurte. De manière générale, la probabilité d’explosion est plus faible dans un sol meuble (boue, sable, eau, etc.). Ces types de sols tendent par ailleurs à être les plus fertiles. C’est donc dans les zones les plus fertiles et les plus bombardées que le risque des UXO est le plus important pour les populations.

Des impacts sur les comportements des agriculteurs

Erin Lin (2022) s’intéresse aux conséquences de ces UXO sur la productivité agricole et les comportements des populations locales. Un agriculteur sachant qu’il habite une zone à risque (car par exemple un voisin a un jour fait détoner une bombe par accident) va logiquement modifier son comportement. Il peut ainsi concentrer son activité agricole sur une petite parcelle (jugée sure ou préalablement nettoyée) ou refuser d’investir dans du matériel lourd (comme un tracteur) qui augmenterait le risque de faire exploser des munitions enfouies dans le sol.

L’auteur suggère d’abord, au travers d’interviews réalisées sur le terrain (en 2018, 40 ans après la fin du conflit) que les populations locales sont (a) conscientes du risque de ces munitions et (b) adaptent leurs comportements. Une femme explique ainsi préférer utiliser une machette pour couper l’herbe plutôt que d’acheter une machine. Un autre explique n’exploiter qu’une petite partie de son terrain.

Une analyse économétrique permet de mesurer plus généralement l’impact des UXO sur un ensemble de variables relatives au comportement de ménages d’agriculteurs en 2012, soit plus de 35 ans après la fin du conflit. De façon schématique, l’auteur distingue les ménages habitant des villages dans deux types de zones : les plus fertiles et les moins fertiles. Il mesure ensuite l’intensité des bombardements autours de ces villages. Deux hypothèses lui sont nécessaires afin d’interpréter ses résultats. En premier lieu, il faut que la probabilité de non-explosion soit quasi-aléatoire après avoir contrôlé pour la fertilité du terrain[2] . En second lieu, puisque l’auteur ne peut observer que l’intensité des bombardements (et non directement la présence de munitions non explosées)[3] , il faut qu’une explosion des bombes à l’impact ne cause pas de différence de comportement à long terme. Cette seconde hypothèse est d’ailleurs testée puisqu’elle suggérerait un plus grand impact des bombardements dans les zones au sol dur et donc peu fertile.

L’auteur montre ensuite que l’effet des bombes non-explosées peut être substantiel. Ainsi, un agriculteur situé dans une zone fertile bombardée avec une intensité moyenne va réduire la surface des parcelles qu’il cultive activement de 12% par rapport à un agriculteur « similaire » dans une zone fertile non bombardée. De même, dans les zones les plus susceptibles d’avoir des munitions non-explosées, la valeur de la production par m² de rizière est moindre (suggérant une production moins intensive). Les agriculteurs tendent à avoir moins de machines, diversifient moins leurs activités (par exemple en pêchant, ce qui impose souvent de s’éloigner des zones sûres) et vont souvent passer plus de temps hors de leur village (voir graphique 1 pour une illustration de certains résultats). Ceci [HD5] diminue la productivité à long terme, dans des zones qui sont par ailleurs les plus fertiles, et participe du maintien des populations locales dans la pauvreté.

Graphique 1 : L’effet marginal des bombardements sur l’agriculture en fonction du type de sol.

Source : Erin Lin (2022). Ce graphique montre les résultats de ses analyses pour les variables « % des terrains utilisés », « surface cultivée », « la production de riz », « le nombre de machines utilisées » et « la part de la récolte vendue sur les marchés » en fonction de la fertilité des sols. L’hypothèse implicite pour la dernière variable étant qu’une plus faible part vendue indique une activité davantage tournée vers l’agriculture de subsistance.

Conclusion

L’article de Erin Lin (2022) met en lumière un mécanisme par lequel un conflit peut avoir des conséquences de long terme sur la productivité agricole : les munitions non explosées. Ce mécanisme n’est pas le seul. Les conflits peuvent également engendrer des pollutions directes des sols (e.g. utilisation de l’agent orange lors de la guerre du Vietnam) ou des conflits sur de droits de propriétés qui peuvent durer dans le temps (quand des agriculteurs déplacés par le conflit retournent dans leurs foyers pour découvrir que leurs champs sont exploités par d’autres).

S’il faut se garder de toute comparaison hâtive entre le conflit Ukrainien et l’exemple Cambodgien développé plus haut, l’étude d’Erin Lin démontre qu’un impact de long terme des conflits est possible. Toutefois, cet effet n’est pas automatique et l’action de l’Etat en faveur de la reconstruction peut largement aider. Ainsi, des historiens – notamment J.-M. Guieu (2015) en s’appuyant sur les travaux de Hugh Clout (1996) –  suggèrent que la production agricole de la France a pu retrouver dès 1925 son niveau d’avant la première guerre mondiale malgré l’importance des terres dévastées par le conflit (et des obus non explosés).

Références :

Hugh Clout, After the Ruins Restoring the Countryside of Northern France after the Great War, University of Exeter Press, 1996.

Jean-Michel Guieu, Gagner la paix 1914-1929, La France Contemporaine (5), Edition du Seuil, 2015.

Erin Lin, How War Changes Land: Soil Fertility, Unexploded Bombs, and the Underdevelopment of Cambodia, American Journal of Political Science, vol 66, 2022.



[1] Pour rappel, l’Ukraine était le 5ème exportateur mondial de blé avant le début de la guerre, derrière la Russie, le Canada, les Etats-Unis et la France. Ses principaux clients étaient le Liban, le Bangladesh, le Pakistan et l’Egypte. Voir l’infographie réalisée par Catherine Doutey pour Courrier International.
C. Doutey, Exportations de blé : quels sont les pays qui alimentent le monde ? Courrier International, 9 avril 2022.
https://www.courrierinternational.com/grand-format/infographie-exportations-de-ble-quels-sont-les-pays-qui-alimentent-le-monde

[2] Par exemple, si les cibles secondaires et peu bombardées l’étaient davantage avec du matériel défectueux et moins susceptibles d’exploser en touchant le sol, l’étude pourrait souffrir de biais.

[3] L’auteur utilise des données de l’armée américaine sur les missions effectuées par son aviation afin de mesurer l’intensité des bombardements.

 

Diplômé de l'École d'Économie de Toulouse, Christophe est Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux. Ses travaux portent sur les politiques publiques, notamment au niveau local, l'économie urbaine et l'histoire économique. Ses domaines d'intérêts portent sur l'ensemble des politiques publiques.

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