Crédit bancaire et crises financières : une perspective historique (Recherche du mois)

Moritz Schularick et Alan Taylor, “Credit Booms Gone Bust: Monetary Policy, Leverage Cycles, and Financial Crises, 1870–2008”, American Economic Review, 2012

Oscar Jorda, Moritz Schularick et Alan Taylor, “When Credit Bites Back”, Journal of Money, Credit and Banking, 2013

Résumé:

  • Dans ces articles, les auteurs construisent une base de données macro-financières remontant à 1870 et permettant d’analyser les crises financières
  • Les auteurs montrent que la croissance du crédit bancaire prédit la probabilité d’occurrence d’une crise financière, et la sévérité des crises en général

Quel est le rôle du système financier dans les dynamiques économiques ? L’économie se caractérise par des cycles, ponctués par des crises : est-ce que l’analyse de données financières permet de mieux comprendre et anticiper ces événements ?

L’idée que la surchauffe du crédit est à l’origine des crises financières est centrale dans les travaux d’économistes comme Charles Kindleberger ou Hyman Minsky - James Tobin qualifiait déjà ces épisodes de « talon d’Achille du capitalisme » en commentant les travaux de ce dernier. Toutefois, les crises étant par nature des évènements rares, il faut se plonger dans l’histoire si l’on souhaite les étudier systématiquement. Alors que l'endettement mondial atteint, selon le FMI, 256% du PIB fin 20201 – deux fois et demie plus qu’il y a 50 ans ! - il convient de s’interroger sur la nature des liens historiques entre dette et crises.

C’est l’objectif que s’assignent Oscar Jorda, Moritz Schularick et Alan Taylor en construisant une base de données macro-financières remontant à la Révolution industrielle. Cette base de données, disponible en ligne2, couvrait initialement 14 pays développés de 1870 à 2008. Les auteurs ont en particulier été les premiers à reconstituer des séries historiques longues et comparatives de crédit bancaire et d’agrégats monétaires.

Pour analyser les crises, la première étape consiste à classifier ces événements. Pour cela, les auteurs s’appuient sur des méthodologies préexistantes. C’est d’abord un sujet de définition : les récessions classiques sont les phénomènes les plus normés, précisément classifiés par des comités de datation nationaux3. La définition généralement retenue de la récession est ainsi celle du National Bureau of Economic Research (NBER) américain : un déclin significatif de l’activité économique dans les différentes branches, d’une durée supérieure à quelques mois4. La classification des crises financières ou bancaires est quant à elle plus ardue, au regard de leur nature plus hétérogène. Les économistes Luc Laeven et Fabian Valencia ont ainsi identifié deux configurations5 :

  • La première se caractérise par la matérialisation de fortes tensions dans le secteur bancaire, correspondant à plus de 20% de prêts non-performants ou bien à des coûts de restructuration du système bancaire excédant 5% du PIB du pays.
  • La seconde se caractérise par de fortes tensions, contrées par des interventions gouvernementales massives6.

Ces méthodes, appliquées au panel de données collectées par les auteurs, permettent alors d’identifier 298 récessions dont 67 crises financières sur la période.

La première contribution des papiers est de caractériser ces cycles économiques et financiers.

  • Premièrement, il apparait que la durée des cycles économiques s’allonge : de moins de trois ans en moyenne avant la première guerre mondiale, à plus de dix ans dans la période consécutive à la fin des accords de Bretton Woods de 1944. Dans le même temps, la durée des récessions est restée stable – de l’ordre d’une année environ.
  • Ensuite, la sévérité de ces récessions a diminué : alors qu’elles s’accompagnaient d’une perte de production moyenne de près de 6% entre les deux guerres, cette dernière n’est plus que de 1 à 2% depuis 1945. Les crises ne s’accompagnent désormais plus de chute des agrégats monétaires et de boucles déflationnistes, mais sont suivies, au contraire, de périodes d’inflation. C’est le résultat potentiel de l’interventionnisme croissant des banques centrales.
  • Enfin, les crises financières se distinguent des récessions par leur intensité et leur durée. La perte de production y est de l’ordre de 3% après un an, se durcit les années suivantes, et reste encore 2% inférieure au niveau pré-crise jusqu’à 5 ans après.

Est-ce que le système financier est une simple courroie de transmission de l’épargne vers l’investissement, ou une véritable caisse de résonance amplifiant voire générant ses propres chocs ? La crise de 2008 a, semble-t-il, clôturé la question. Une économie plus endettée est plus vulnérable face à des chocs de confiance, et plus sensible à des variations de prix procycliques affectant les bilans financiers. Les papiers “Credit Booms Gone Bust: Monetary Policy, Leverage Cycles, and Financial Crises, 1870–2008” et “When Credit Bites Back” ne cherchent pas à valider une théorie précise, mais à identifier des régularités historiques. Ils répondent successivement aux questions suivantes : quel est le rôle du crédit dans ces crises financières ? Existe-t-il un lien entre l’intensité des dynamiques de crédit et la sévérité des crises ?

  • Le premier résultat est celui d’une relation prédictive entre croissance du crédit réel et probabilité d’occurrence d’une crise. Une variation d’un écart-type de ce taux de croissance sur cinq ans augmente la probabilité de crise de 2,8 points de pourcentage, sachant que leur fréquence habituelle est de l’ordre de 4%.Le premier papier établit notamment l’existence de la supériorité du pouvoir prédictif du crédit, par rapport à d’autres variables comme la monnaie.
  • Le résultat du second papier est que l’intensité de la croissance du crédit pré-crise7 prédit l’intensité des crises financières comme réelles. Ces résultats apparaissent significatifs en utilisant la méthode dite des « projections locales »8 permettant de mesurer un lien prédictif à des horizons variables, et en contrôlant par un certain nombre de variables macroéconomiques et financières (voir graphique). 

Evolution moyenne du PIB réel par année depuis la crise réelle ou financière ; en pointillés, scénarios avec une croissance du ratio crédit sur PIB 1/2/3 points supérieure dans la période pré-crise. Exemple de lecture : une crise financière, successive a un épisode de croissance du ratio crédit sur PIB d’un rythme 2 points supérieur au rythme moyen pré-crise financière, entrainera une chute de PIB réel par habitant de 6% après deux ans.

Ces papiers ont des limites sur le plan empirique. Le choix de s’appesantir sur le crédit bancaire tout en excluant les titres de dette perd de son sens à mesure que les formes de dette se diversifient. Dans le second papier, les auteurs montrent d’ailleurs bien que l’inclusion des titres de dette prédit une crise plus grave en amont de la « Grande Récession » de 2008. Les canaux de transmission pourraient également différer entre le crédit qui implique des bilans bancaires avec leurs particularités, et les titres de dette constituant une dette octroyée par d’autres types d’investisseurs. En outre, les papiers ne prétendent pas identifier une relation causale, ou peser en faveur d’un mécanisme de transmission spécifique, ce qui limite leur portée théorique.

Ces papiers proposent toutefois, pour la première fois, une perspective historique et quantitative sur les crises financières, qui éclaire notre compréhension de ces événements rares.

Notes :

1 – Voir un blog du FMI.

2 – https://www.macrohistory.net/database/

3 - En France, il s’agit du Comité de Datation des Cycles de l’Economie Française (CDCEF).

4 – Voir le site du NBER.

5 –Luc Laeven et Fabian Valencia, “Systemic Banking Crises: A New Database”, IMF Working Paper, 2008.

6 – Dans cette seconde configuration, une crise financière est avérée si 3 des 6 mesures suivantes sont adoptées : un gel des dépôts, une nationalisation de banques, une restructuration du système bancaire coûtant plus de 3% du PIB, un apport de liquidités excédant 5% du PIB, une mise en place importante de garanties, ou enfin des rachats d’actifs pour une valeur supérieure à 5% du PIB.

7 – Cet excès est mesuré comme le taux de croissance du ratio du crédit bancaire domestique au secteur privé non financier, sur le PIB, par rapport à sa moyenne historique.

8 –Oscar Jorda, : ”Estimation and Inference of Impulse Responses by Local Projections”, American Economic Review, 2005.

Dorian Henricot travaille comme économiste à la direction de la stabilité financière de la Banque de France. A ce titre, il s'intéresse à l'endettement du secteur privé, et à la régulation du secteur financier. Auparavant, il était consultant chez McKinsey. Dorian est diplômé de l'Ecole Polytechnique, et a un master d'économie de Pompeu Fabra.

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