Quels émergents vulnérables à la hausse des taux aux Etats-Unis en 2022 ? (Note)

Utilité de l’article : l’objectif de cette note est de comprendre par quels canaux les pays émergents pourraient être affectés par la hausse des taux d’intérêt aux Etats-Unis en 2022 et quels pays semblent les plus fragiles.

Résumé :

  • En 2022, la remontée des taux d’intérêt aux Etats-Unis aurait des répercussions pour les économies émergentes (sorties de capitaux, dépréciation des taux de change, etc.). Toutefois, certains pays semblent plus exposés que d’autres ;
  • Les pays qui ne parviendront pas à contenir les pressions inflationnistes et avec des taux d’intérêt réels négatifs pourraient être relativement plus affectés (Turquie, Argentine, Nigeria) ;
  • Les pays avec des besoins de financement externe élevés en 2022 seraient plus sensibles au resserrement des conditions de financement (Géorgie, Tunisie, Sénégal, Kazakhstan) ;
  • Les pays qui dépendent fortement des flux d’investissement volatils (Amérique Latine, Afrique du Sud) et où ces flux constituent une source importante pour alimenter les réserves de change seraient particulièrement vulnérables (Egypte, République Tchèque) ;
  • Les devises émergentes pourraient de nouveau enregistrer des pressions baissières face à l’USD en 2022, surtout les pays avec les plus grandes fragilités (Turquie, Argentine). En outre, les pays avec des taux de change surévalués (Egypte, Chine, Inde) pourraient également voir leur devise se déprécier en 2022.

En 2022, l’économie américaine entamera un cycle de resserrement monétaire[1] via : la réduction des rachats d’actifs par la Federal Reserve (Fed) puis probablement leur arrêt à partir de mars 2022 d’une part, et le relèvement des taux d’intérêt par la Fed (jusqu’à quatre hausses des fed funds durant l’année, selon le consensus[2] ) d’autre part.

Par le passé, ces décisions monétaires aux Etats-Unis ont engendré des tensions dans les pays émergents, notamment en 2013 où des sorties massives de capitaux et des dépréciation importantes des devises ont été enregistrées. Lorsque la Fed réduit drastiquement ses rachats d’actifs, ou quand elle réhausse les fed funds, le rendement des titres américains a tendance à augmenter. Dès lors les investisseurs, attirés par un couple rendement/risque plus avantageux des titres américains, procèdent à des arbitrages en faveur de ce type de placements, souvent au détriment de placements plus risqués des économies émergentes, provoquant des redirections de flux de capitaux de ces pays vers les Etats-Unis.

Si, en principe, ces sorties de capitaux concernent l’ensemble des pays émergents[3] , tous ne sont pas exposés de manière similaire et sont plus ou moins vulnérables selon les cas. L’objectif de cette note est de distinguer le niveau de vulnérabilité de ces pays en 2022 selon plusieurs critères (taux d’intérêt réels, prévisions d’inflation, besoins de financement externe anticipés, dépendance aux flux de capitaux volatils, taux de change) à l’appui de quatre graphiques.

Préserver les taux d’intérêt réels et contenir les pressions inflationnistes

La grande majorité des pays font face à une progression rapide de l’inflation depuis 2021[4] , contribuant à réduire les taux d’intérêt réels[5] dans plusieurs pays, et ce même quand les Banques centrales nationales ont augmenté leurs taux d’intérêt au second semestre 2021 (principalement en Amérique Latine et en Europe de l’Est). Or, les taux réels jouent un rôle essentiel dans l’attractivité des économies vis-à-vis des investisseurs internationaux, potentiellement plus attirés par des taux et des rendements élevés (sans avoir à supporter des frais de couverture des risques liés à l’inflation conséquents).

Le maintien de taux réel en territoire positif en 2022 pourrait donc prémunir certains pays de retraits de capitaux par rapport à d’autres pays avec des taux réel négatifs. En effet, en cas d’arbitrage entre plusieurs économies émergentes, ceux présentant des taux d’intérêt réels négatifs proposeraient des opportunités moins favorables et pourraient être exposés à des sorties de capitaux relativement plus importantes.

Le graphique ci-dessus permet d’observer que plusieurs pays proposaient fin 2021 des niveaux de taux d’intérêt réels positifs et potentiellement plus attractifs (ceux situés dans la partie haute du graphique : Egypte, Indonésie, Chine) que d’autres pays (ceux situés dans la partie basse du graphique : Pologne, Hongrie, Pérou, Géorgie).

Certains pays auront d’autant plus de difficultés à dégager un taux réel positif s’ils font face à des pressions inflationnistes élevées en 2022. C’est principalement le cas des pays situés sur la droite du graphique ci-dessus : le taux réel positif du Ghana serait par exemple menacé tandis que la Turquie, l’Argentine ou la Nigeria pourraient voir leur taux réel négatif davantage se dégrader. Si plusieurs Banques centrales sont amenées à augmenter leurs taux de référence en 2022 pour lutter contre la montée des prix (et ainsi préserver les taux réels), elles ne peuvent pas les augmenter de manière ni trop rapide ni trop « brutale » au risque de provoquer un resserrement trop important des conditions de financement, qui pèseraient sur les perspectives de rebond (alors même que la plupart des pays émergents n’ont pas renoué avec leur niveau de PIB pré-crise du Covid-19) ou encore sur leurs finances publiques.

Trouver des fonds pour combler les besoins de financement externe

La plupart des pays font face à des besoins de financement externe plus ou moins élevés selon les années[6] . Un solde courant déficitaire nécessite de trouver des sources de financement externes (investissements directs étrangers ou investissements de portefeuille par exemple) pour couvrir les besoins engendrés par ce déficit, au risque sinon de voir fondre rapidement les réserves de change, déjà mises sous pression ces deux dernières années.

Par ailleurs, les entreprises privées et les entités publiques ont parfois recours à l’endettement externe pour se financer (un endettement alors majoritairement libellé en devises étrangères). En levant des fonds sous forme de dette, ils s’engagent en contrepartie à rembourser leurs créanciers, avec le versement d’intérêts et du principal selon un échéancier fixé d’avance. L’amortissement de cette dette peut également nécessiter des besoins de financement externe, afin que ces entités honorent leur dette dans les délais impartis.

Le graphique classe les pays selon leurs besoins de financement externe 2022[7] . En moyenne, les besoins de financement avoisineraient 6 % du PIB dans les principaux pays émergents. L’intuition ici est que la remontée des fed funds va provoquer un resserrement des conditions de financement au niveau mondial et un assèchement de liquidité en USD, dont le coût va mécaniquement augmenter. Plusieurs pays (Géorgie, Tunisie, Sénégal, Kazakhstan par exemple avec des niveaux supérieurs à 14 % du PIB) pourraient donc rencontrer des difficultés non négligeables pour combler leurs besoins de financement, et/ou le feraient à des conditions bien moins avantageuses. A contrario, le Pérou, l’Afrique du Sud ou encore les Philippines par exemple, avec des ratios inférieurs à 4 % du PIB, devraient arborer des besoins moindres de financement externe en 2022.

La dépendance à des flux d’investissement volatils : une stratégie risquée

S’endetter sur les marchés internationaux des capitaux est une stratégie à double tranchant[8] . Certes, les pays qui ont une capacité à recourir intensément à des levées de dette obligataire à l’international sont généralement perçus comme attractifs (rendements élevés, perspectives de croissance positives) et jouissent d’une bonne intégration financière et d’une plus ou moins bonne réputation en tant que débiteur[9] . Cependant, étant donné la nature très volatile de la dette obligataire, les pays s’exposent à des épisodes de sorties de capitaux en cas de stress financier et à un risque de refinancement élevé quand la maturité moyenne de leur endettement externe est courte.

Le graphique ci-dessus permet de voir quelles économies sont fortement endettées auprès d’investisseur non-résidents sous forme de dette obligataire. Ces économies sont potentiellement plus exposées à un revirement de situation, où les non-résidents cèderaient leurs titres de dette émergente, par défiance ou via un arbitrage en faveur d’autres opportunités de placement (comme avec un couple rendement / risque plus favorable aux Etats-Unis, post resserrement monétaire). Les pays situés dans la partie haute du graphique sont particulièrement exposés à ce type de risque (Colombie, Mexique, Malaisie, Afrique du Sud par exemple) où la part de la dette obligataire détenue par des non-résidents dépasse les 20 % du PIB, contrairement aux pays situés en bas à gauche (Russie, Inde, Thaïlande, Maroc) où cette part est faible.

Par ailleurs, il y a également un risque concernant l’impact sur les réserves de change. En effet, ce type de flux d’investissement sous forme de dette obligataire alimente les réserves de change des pays, ces réserves jouant un rôle clé[10] . Plus la part de la dette obligataire détenue par des non-résidents à court terme est élevée, plus les pays sont en principe dépendants de financement volatils de court terme pour alimenter leurs réserves de change. Par conséquent, plus la menace devient grande sur le niveau des réserves de change, surtout dans un contexte d’assèchement de la liquidité ou de sorties massives de capitaux. C’est particulièrement le cas pour les pays situés à l’extrémité droite du graphique (République Tchèque, Egypte).

Le change, à l’intersection des risques

Les vulnérabilités externes des pays émergents se manifestent généralement par des pressions à la baisse sur leurs devises face à l’USD, des situations qui ont pu aboutir à des crises de change par le passé. Par ailleurs, consécutivement à une hausse des taux fed funds, l’USD a tendance à s’apprécier en termes effectif, ce qui renforce la dépréciation des devises émergentes. La dépréciation du taux de change a un impact direct sur les équilibres externes, menant généralement à : une hausse de l’inflation importée (qui menace le taux d’intérêt réel) ; une défiance accrue des investisseurs, qui se concrétise généralement par des retraits de capitaux et/ou des exigences plus élevées en termes de primes de risque ; une dégradation des capacités de remboursement pour la dette libellée en devises, etc.

En 2021, la majorité des devises des économies émergentes ont fait face à des pressions à la baisse, en raison des révisions des perspectives de croissance liées aux vagues de Covid-19 mais également en réaction à la remontée des taux longs aux Etats-Unis. Sur le graphique ci-dessus, tous les pays situés à la gauche du graphique ont vu le cours de leur devise baisser face à l’USD, avec des chutes importantes en Argentine (-29 % en m.a), en Turquie (-20 % en m.a) et au Brésil (-14 % en m.a)[11] .

La communication tardive de la Fed, quant à sa volonté de remonter les taux d’intérêt, laisse à penser que les mouvements de dépréciation des devises en 2021 ne l’ont pas été que par anticipation. Par conséquent, des nouvelles dépréciations pourraient être observées en 2022, notamment dans les pays présentant les vulnérabilités externes les plus significatives (comme celles évoquées dans les parties précédentes : Turquie, Argentine, Sri Lanka surtout) ou pour des raisons idiosyncratiques (comme la manifestation du risque politique par exemple en Ukraine, Russie ou Kazakhstan en ce début d’année 2022).

Par ailleurs, des devises qui ont été peu touchées en 2021 pourraient connaitre une situation différente en 2022, notamment quand le taux de change peut être considéré comme surévalué. L’intuition ici est que les investisseurs seraient moins incités à investir et/ou conserver dans leur portefeuille des actifs libellés dans ces devises. En effet, s’ils les considèrent surévalués, la probabilité que leur valeur soit corrigée à la baisse est en théorie plus élevée que des devises sous évaluées ou à l’équilibre. Il s’agit des pays situés dans la partie haute du graphique, ceux dont le taux de change réel effectif[12] est le plus élevé : Egypte, Chine, Ukraine, Inde, République Tchèque par exemple. A contrario, des pays avec des taux de change a priori sous-évalués (Colombie, Russie, voire Brésil) présenteraient des profils d’investissement plus intéressants, toutes choses égales par ailleurs.

Un risque moins élevé qu’en 2013 mais vigilance renforcée en 2022

Depuis les évènements de 2013, les marchés intègreraient davantage par anticipation les actions de la Fed grâce notamment au renforcement de la communication des Banques centrales (notamment via la forward guidance). Ceci amène à penser qu’en cas de sorties de capitaux des pays émergents, celles-ci seraient plus lissées dans le temps et de moindre ampleur, hors « surprises » (comme par exemple une accélération du calendrier de hausses des taux ou des hausses plus fortes qu’anticipées, de plus de 25 pdb d’un coup). Dans le cas inverse, avec moins de hausses que celles anticipées, le niveau de risque devrait en revanche se réduire.

Plusieurs économies émergentes semblent néanmoins particulièrement exposées en 2022. De plus, le contexte économique actuel reste délicat dans la plupart des pays émergents : incertitudes sanitaires et impact sur l’activité, pressions inflationnistes, marges de manœuvre monétaire et budgétaire plus réduites en sortie de crise, risques social et géopolitique élevés, etc.

Les pays émergents ne disposent pas forcément tous de coussins d’amortissement suffisants pour faire face à des tensions supplémentaires en 2022. A ce titre, certains pays (Brésil, Chili, Hongrie, Russie, Turquie) ont déjà vu leurs écarts de taux obligataires souverains se creuser fin 2021 / début 2022 par rapport au niveau pré-crise du Covid-19, signe de perception à la hausse des risques. La gestion de l’inflation sera probablement clé, ses implications revêtant d’un risque bien plus significatif que dans les pays développés.


[1] Une décision motivée par des pressions inflationnistes persistantes, par un marché du travail tendu ou encore par le positionnement dans le cycle économique (fermeture de l’output gap).

[2] Si aucun calendrier n’a été communiqué à ce stade, le consensus table sur un taux proche de 0,9 % fin décembre 2022, contre un taux proche de 0 % fin 2021.

[3] Les placements au sein des pays émergents s’effectuent notamment via des indices, comme le MSCI Emerging Markets Index dans lesquels sont référencées et pondérées les plus importantes valeurs émergentes.

[4] Provoquée notamment par la hausse des prix des matières premières (surtout énergétiques et alimentaires), les pénuries d’offre et le rebond de la consommation privée dans un contexte de retrait des mesures sanitaires.

[5] Le taux d’intérêt réel dans un pays est généralement mesuré par la différence entre le taux d’intérêt nominal (soit le taux directeur fixé par la Banque centrale) et le niveau de l’inflation.

[6] Les besoins de financement externe peuvent être approximés par la somme du déficit courant et de l’amortissement de la dette externe.

[7] En se basant sur les prévisions de la Banque Mondiale (amortissement de la dette externe) et du FMI (solde courant).

[8] Une stratégie payante lorsque les taux d’intérêt sont particulièrement bas et dans un contexte de surliquidité mondiale dans une devise, comme cela fut le cas avec l’USD et l’euro durant les années 2010.

[9] Dans le cas contraire, ils empruntent à des maturités plus courtes et/ou avec des primes de risque plus élevées.

[10] Pour des opérations de politique monétaire (en vue de stabiliser le cours de la devise locale), pour disposer des liquidités suffisantes pour faire face à ses engagements externes (paiement des importations, remboursement de la dette en devises), etc.

[11] Les rares pays qui ont vu leur devise s’apprécier sont surtout des pays avec des régimes de change flottant administrés (Egypte, Maroc et Chine dans une moindre mesure).

[12]Cet indicateur n’est probablement pas le meilleur proxy pour évaluer la sur/sous-évaluation d’un taux de change mais il présente l’avantage d’être disponible pour un grand nombre de pays et sur une fréquence mensuelle.

Diplômé de l’Ecole d’Economie de Paris et de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne en monnaie-banque-finance, Victor Lequillerier est responsable d'études économiques dans une institution financière après plusieurs expériences notamment  au Crédit Agricole et à la Coface. Il a également dispensé des cours d'économie en Master à l'Université de Poitiers pendant quatre années. Victor Lequillerier est Vice-Président, Secrétaire Général et co-fondateur de BSI Economics. 

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