Vieillissement démographique : inflationniste ou déflationniste ? Partie 1/2 (Note)

Utilité de l’article: Cet article vise à faire la lumière sur l’impact du vieillissement démographique sur l’inflation, ainsi qu’à synthétiser la recherche et les études menées sur le sujet. Il montre par extension que les défis liés au vieillissement devront être relevés dans un monde d’inflation et de croissance faible.

Résumé :

  • Les pays développés vont être confrontés dans les prochaines décennies à un vieillissement massif de leur population où les personnes retraitées finiront par être plus nombreuses que les actifs.
  • S’il est bien établi que ces bouleversements démographiques auront un impact négatif sur les performances macroéconomiques de ces pays, les conséquences en termes d’inflation ne sont pas claires.
  • La théorie économique offre de multiples grilles de lecture opposant les défenseurs d’un vieillissement inflationniste aux pourfendeurs d’un vieillissement déflationniste.
  • L’effet d’une augmentation des retraités sur l’inflation passe par des canaux contradictoires. Les seuls éléments théoriques ne permettent pas de trancher, même provisoirement, la question du lien entre l’évolution de la structure démographique et le niveau des prix.
  • Dans un second article, le diagnostic sera complété par une critique de la théorie inflationniste et par le recensement des travaux empiriques qui estiment, dans leur grande majorité, que les forces désinflationnistes l’emportent sur les tensions inflationnistes.

Les pénuries de matières premières et les difficultés d’approvisionnement liées à un redémarrage plus rapide qu’attendu de l’économie mondiale, couplé à des plans de relance massifs notamment aux Etats-Unis, stimulent l’inflation qui atteint des niveaux élevés. En septembre, l’indice des prix harmonisé de la zone euro a progressé de 3,4 % sur un an, à son plus haut niveau depuis 10 ans, tandis qu’aux Etats-Unis l’inflation (à 5,4 % en septembre) est au-dessus de 5  % en glissement annuel depuis le mois de juin. Ces tensions inflationnistes, bien que vraisemblablement provisoires du fait de leur caractère localisé sur certaines branches, en particulier dans le secteur de l’énergie, ont ravivé le débat autour des perspectives d’inflation de moyen-long terme des pays développés.

D’abord, il faut rappeler que les interrogations à propos de la tendance de l’inflation future sont extrêmement importantes, et ce pour de multiples raisons. Si à l’avenir une inflation plus allante devenait la norme, on observerait probablement des tensions sur les taux d’intérêt réels, et cela interrogerait sur la capacité des économies développées à conserver leurs dettes (publiques comme privées) soutenables. Cela serait également source d’instabilité financière puisqu’à ce jour les acteurs de marché ont des stratégies d’allocation calibrées sur des taux d’intérêt durablement faibles.

Parmi les déterminants majeurs de l’inflation future, l’un d’entre eux fait l’objet de débats animés : le vieillissement démographique. Si certains économistes y voient un facteur contribuant à la désinflation mondiale, d’autres font valoir un changement de paradigme où l’inflation serait très allante une fois que les personnes âgées surpasseront très largement la population en âge de travailler.

  1. Vieillissement démographique : caractéristique immuable des économies développées   

Au cours des dernières décennies, les pays industrialisés ont connu des changements démographiques majeurs. L'allongement de l'espérance de vie couplée à la baisse de la fécondité ont été les principaux moteurs du vieillissement rapide de la population. Entre 1950 et 2020, les pays développés ont vu l’âge médian de la population passer de 29 ans à 40 ans. Cela s’est traduit par un taux de dépendance des personnes âgées (rapport entre le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus et le nombre de personne de 15 à 64 ans) en très forte progression : de 12 % à 28 % sur la même période. Et ce processus de vieillissement démographique dans les pays développés est loin d’être terminé. Selon les dernières projections démographiques des Nations Unies, le taux de dépendance des personnes âgées devrait atteindre 55 % en 2100 (contre 38 % en moyenne pour l’ensemble des pays du monde).

Graphique 1 : taux de dépendance des personnes âgées (estimé puis prévu)

      Source : OCDE, calculs BSI Economics

Cette tendance conduit à de nombreux changements dans la structure des économies des pays développés : baisse de la population en âge de travailler, modification de la composition de la main d’œuvre, modification des préférences de consommation. Au-delà des préoccupations concernant la pérennité des systèmes publics de retraite et le financement des soins de santé, ce changement dans la composition par âge de la population présente également des défis en termes de performances macroéconomiques.

S’il est largement admis que le vieillissement de la population nuit à la croissance économique, il existe peu de preuves empiriques sur l'ampleur de ses effets (Maestas et al. 2016). La composition par âge de la population affecte directement l'offre de facteurs de production dans l'économie. Une population plus âgée est associée à une économie plus intense en capital et moins de travail, ainsi le vieillissement affecte directement les possibilités de production et les rendements des facteurs de production. Maestas et al. (2016) quantifie la perte de PIB lié au vieillissement aux Etats-Unis en comparant les performances macroéconomiques des différents Etats américains dont les trajectoires démographiques ont été différentes et prédéterminées par les taux de fécondité. Ils constatent qu’un accroissement de 10 % de la fraction de la population âgée de 60 ans et plus diminue le taux de croissance du PIB par habitant de 5,5 %. Les deux tiers de la perte de PIB sont dus au ralentissement de la croissance de la productivité du travail, tandis qu’un tiers provient d’une croissance plus lente de la population active. En prolongeant cette tendance, les Etats-Unis verraient leur croissance potentielle ralentir de 1,2 point de pourcentage durant la décennie actuelle et de 0,6 point de pourcentage la prochaine en raison du vieillissement de la population.

A titre de synthèse, Yoon et al. (2014) et Aksoy et al. (2019) montrent que le vieillissement de la population influence de manière significative la majorité des variables macroéconomiques telles que l'investissement, l'épargne, les taux d'intérêt.

Parmi les différents impacts du vieillissement démographique sur les grandeurs macroéconomiques, celui sur l’inflation est le plus controversé.

  1. En théorie, le vieillissement démographique agit aussi bien à la hausse qu’à la baisse sur l’inflation

Si le lien entre vieillissement démographique et niveau général des prix est autant discuté c’est que d'un point de vue théorique, la part de la population âgée peut affecter l'inflation de deux manières opposées. Tout dépend donc de la quantification de ces effets pour savoir si l’augmentation du nombre de personnes âgées sera inflationniste ou déflationniste.

Thèses inflationnistes

Trois canaux principaux sont mentionnés dans la littérature pour justifier la relation positive entre le taux de dépendance des + de 65 ans et l’inflation.

Le premier repose sur un mécanisme purement économique et pouvant s’énoncer comme suit : les retraités sont des consommateurs qui ne produisent pas. Comme le soutiennent Juselius et Takáts (2015)[1] , la consommation des personnes âgées ne serait compensée par aucune offre supplémentaire, cette demande excédentaire pousserait les prix à la hausse. Cette pression inflationniste serait d'autant plus forte que la baisse de l'offre induite par la baisse de la population en âge de travailler ne serait pas compensée par des gains de productivité. Juselius et Takáts (2018) complètent leur cadre théorique en mentionnant « trouver une relation robuste entre le vieillissement démographique et l’inflation, ce qui est conforme à l’hypothèse du cycle de vie ». La force de cette théorie (Ando et Modigliani, 1963) est de proposer une explication des cycles d’épargne et de désépargne en fonction de l’âge. Les individus emprunteraient lors de leur jeunesse avant d’épargner durant leur vie active puis de consommer cette épargne une fois à la retraite pour subvenir à leurs besoins.

Les deux autres canaux ont été synthétisés et repris récemment avec force par Goodhart et Pradhan (2020) dans leur ouvrage « The Great Demographic Reversal ». Le premier d’entre eux tient à l’augmentation du taux de dépendance des personnes âgées qui réduira par définition la part de la population en âge de travailler et entraînera des pénuries de main-d’œuvre ainsi qu’une augmentation du pouvoir de négociation du travail par rapport au capital. Cela aurait pour conséquence une hausse des salaires réels ainsi qu’un partage de la valeur ajoutée en faveur des travailleurs et donc qui à des pressions inflationnistes. Le dernier mécanisme de transmission passerait par l’augmentation des taux d’intérêt réels, en particulier sur les longues maturités de la courbe des taux des obligations souveraines. Cela refléterait une modification de l’équilibre entre l’épargne et l’investissement dans les économies nationales et la fin d’une surabondance globale de l’épargne[2] . Goodhart et Pradhan défendent l’idée que le vieillissement démographique est un bouleversement qui se traduira par une inversion de la « mégatendance » en cours qui maintient l’inflation à un faible niveau et les anticipations d’inflation également basses.

Thèses désinflationnistes

La thèse inflationniste du vieillissement démographique a été critiquée, tant sur le plan théorique qu’empirique, par de nombreuses institutions (FMI 2012, 2013, 2014), et plusieurs Banques centrales (dès 2011 par le gouverneur Shirakawa de la Banque du Japon) qui soutiennent que l’augmentation du taux de dépendance s’accompagnera de pressions déflationnistes.

Shirakawa (2011a, 2011b, 2012 et 2013) est le premier à quantifier l’impact du vieillissement sur les grands agrégats macroéconomiques et avance que l’augmentation du taux de dépendance déprime la consommation et l'investissement du fait de la faible demande émanant des personnes âgées. Et ceci ne pourrait ne pas être facilement compensé par la politique monétaire. Il fait valoir que le vieillissement de la population peut entraîner des pressions déflationnistes en réduisant les attentes de croissance économique future. Ces arguments sont confortés par les travaux du FMI (Anderson et al. 2014 ; Yoon et al. 2014) qui ajoutent que la demande globale serait déprimée aussi par des effets de richesse négatifs provenant de la chute des prix des actifs sur les marchés financiers puisque dans un pays où la population est en déclin, il y a davantage de vendeurs de titres (la population âgée vend des actifs pour financer sa retraite), que d’acquéreurs (la population active achète des titres pour créer son patrimoine).

Au-delà de la transmission par les canaux économiques traditionnels, le vieillissement démographique entrainerait une dégradation de la transmission de la politique monétaire du fait d’anticipations d’inflation moins bien ancrées[3] (Imam 2013). Les outils monétaires, notamment non-conventionnels, seraient moins efficaces pour stimuler l’inflation et la stabiliser proche de sa cible. Les recherches de la Banque Centrale Européenne montrent qu’il existe une relation positive à long terme entre l’inflation et le taux de croissance de la population en âge de travailler en proportion de la population (Bobeica et al. 2017) et « les faibles taux de natalité et l’augmentation de l’espérance de vie réduisent considérablement le taux d’intérêt naturel[4] . En conséquence, les banques centrales sont davantage susceptibles de buter sur la contrainte de la borne inférieure du taux d’intérêt nominal et de faire face à de longues périodes de faible inflation » (Bielecki et al. 2019).

Enfin, il existe des arguments d’économie politique laissant penser que le vieillissement serait déflationniste. Le poids grandissant des personnes âgées dans la population accroit leur pouvoir politique, comme ces derniers militent pour une inflation faible du fait de ces effets distributifs défavorable pour leur cohorte d’âge, ils maintiennent un pouvoir en place qui fait de la lutte contre l’inflation une priorité (Bullard et al. 2012). C’est notamment le cas du Japon où la population maintient au pouvoir le parti conservateur avec une Banque centrale (BoJ) qui faitsait partie des plus conservatrices comme le mesurent Levieuge et Lucotte (2014).

Conclusion

Un des phénomènes majeurs et communs aux pays développés qui caractérisera les économies matures dans les prochaines décennies, c’est la sensible hausse de l’âge moyen de la population se traduisant par un fort accroissement de la part des retraités en proportion des personnes en âge de travailler.

Ce changement de structure des économies avancées sera un enjeu majeur pour les politiques économiques car elles devront parvenir  à pérenniser les systèmes publics de retraite et le financement des soins de santé dans un cadre macroéconomique lui aussi impacté par cette transformation.

S’il fait peu de doute que les sociétés vieillissantes sont associées à des performances macroéconomiques, notamment en termes de croissance du revenu par tête, dégradées, l’effet sur d’autres variables comme l’inflation est sujette à de nombreuses controverses. Il est par ailleurs nécessaire de comprendre comment réagira l’inflation au vieillissement des populations puisque les implications en matière de politiques économiques changent diamétralement selon si le monde de demain sera inflationniste ou désinflationniste.

Ce premier article s’attache à présenter les thèses et les hypothèses qui sous-tendent les différentes théories cherchant à expliquer le lien entre vieillissement démographique et inflation. L’ambigüité des effets attendus rend inconsistante toute conclusion basée uniquement sur des éléments théoriques.

Pour tenter de trancher cette question, avec toutes les limites que cela implique, un second article complètera le diagnostic en proposant une critique de la théorie inflationniste et en recensant les travaux empiriques qui estiment, dans leur grande majorité, que les forces désinflationnistes l’emportent sur les tensions inflationnistes.

Bibliographie :

Aksoy, Yunus, Henrique S. Basso, Ron P. Smith, and Tobias Grasl. 2019. "Demographic Structure and Macroeconomic Trends." American Economic Journal: Macroeconomics, 11 : 193-222.

Anderson, D, D Botman and B Hunt (2014) ”Is Japan’s Population Aging Deflationary?” IMF Working Paper 14/139, August

Ando, A and F Modigliani (1963) “The ‘life cycle’ hypothesis of saving: aggregate implications and tests”, American Economic Review, vol 53 pp 55–84

Bielecki, M, M Brzoza-Brzezina and M Kolasa (2019), «The impact of population ageing on monetary policy», VoxEU.org, 5 mars.

Bobeica, E., Lis, E., Nickel, C., and Sun, Y. (2017) “Demographics and inflation” ECB Working Paper Series 2006, European Central Bank.

Bullard, J, C Garriga and C J Walker (2012) “Demographics, Redistribution, and Optimal Inflation” Federal Reserve Bank of St. Louis Review, Nov/Dec, 94(6), pp. 419–39

Goodhart, C A E and M Pradhan (2020), “The Great Demographic Reversal: Ageing Societies, Waning Inequality, and an Inflation Revival”, Springer Nature Switzerland AG.

Imam, P (2013) “Shock from Graying: Is the Demographic Shift Weakening Monetary Policy Effectiveness” IMF Working Paper 13/191, September

Juselius, M and E Takáts (2015) “Can demography affect inflation and monetary policy?”, BIS Working Paper 485, February

Juselius, M and E Takáts (2018), “The Enduring Link between Demography and Inflation”, document de travail n° 722 de la BRI.

Levieuge G. and Lucotte Y. (2014) “A simple empirical measure of central banks' conservatism” Southern Economic Journal 80(2), pp. 409-434

Maestas, N., Mullen, K. J., and Powell, D. (2016) “The Effect of Population Aging on Economic Growth, the Labor Force and Productivity” NBER Working Paper 22452, National Bureau of Economic Research.

Shirakawa, M (2011a) “Bubbles, Demographic Change and Natural Disasters”, Opening Speech at 2011 Annual International Conference hosted by the Institute for Monetary and Economic Studies, the Bank of Japan, June 1

Shirakawa, M (2011b) “Globalization and Population Aging: Challenges Facing Japan”, Speech to the Board of Councillors of Nippon Keidanren, December 22.

Shirakawa, M (2012) “Demographic Changes and Macroeconomic Performance: Japanese Experiences”, Opening Remark at 2012 BOJ-IMES Conference hosted by the Institute for Monetary and Economic Studies, the Bank of Japan, May 30.

Shirakawa, M (2013) “Toward strengthening the competitiveness and growth potential of Japan’s economy”, Speech at the Executive Member Meeting of the Policy Board of Nippon Keidanren, Tokyo, 28 February.

Yoon, J-W, J Kim and J Lee (2014) “Impact of Demographic Changes on Inflation and the Macroeconomy” IMF Working Paper 14/210 November



[1] Qui ont été les premiers à modéliser l’impact de chaque cohorte d’âge sur l’inflation pour un panel de 22 économies avancées de 1870 à 2016

[2] La surabondance globale de l’épargne par rapport à l’investissement est souvent appelé phénomène de « global saving glut » mis en lumière dès le milieu dès 2006 par le FMI, et dès 2007 par l’OCDE). Goodhart et Pradhan défendent l’idée que l’épargne des ménages retraités baisse avec le temps puisque ces derniers vendraient leurs actifs pour financer leur consommation. Une part plus importante de retraités dans une économie impliquerait donc, toute chose égale par ailleurs, que l’épargne agrégée des ménages diminuerait et mettrait fin au surcroit d’épargne par rapport à l’investissement que l’on observe dans nos économies.

[3] Les travaux les plus fins sur données d’enquête montrent que, toute chose égale par ailleurs, les anticipations d'inflation augmentent avec l'âge (Blanchflower et MacCoille, 2009), ainsi à mesure que la société vieillie, il devient ainsi plus difficile pour les Banques centrales de conserver les anticipations d’inflation des ménages à un niveau proche de leur cible. Cela correspond bien à l’idée que l’aversion à l’inflation augmente à mesure que la population d’un pays est vieillissante.

[4] Ces résultats confortent l’idée que le vieillissement démographique impact négativement le taux d’intérêt naturel : un précédent article détaillait les facteurs qui influencent le taux d’intérêt naturel(accessible ici)

Anthony Morlet-Lavidalie est diplômé d'un Master en Economie Appliquée de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Après une expérience chez Bpifrance, il rejoint la Direction Générale du Trésor, puis les études économiques de BNP Paribas avant de devenir économiste pour Rexecode. Ses centres d'intérêts portent principalement sur les questions macréoconomiques (politique monétaire et budgétaire, marché du travail).

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