La numérisation du travail : vers le chômage de masse ou une prospérité renouvelée ? (Note)

1. Un point de basculement dû au Covid-19

Le télétravail est technologiquement possible depuis au moins une décennie. Néanmoins, ce n'était qu'une pratique marginale jusqu'à l'apparition de la pandémie de Covid-19, étant donné que seulement 5 % des journées de travail étaient fournies hors des bureaux. Depuis mars 2020, il est devenu la norme dans de nombreuses professions qualifiées, et l'on prévoit que 20 % des journées de travail continueront d'être effectuées à distance après la fin de la crise.  Les entreprises ont mis en place l'infrastructure nécessaire pour déplacer les interactions professionnelles dans l'espace numérique, et ont investi massivement dans les technologies permettant d'automatiser des tâches là où c’était possible.

2. Le télétravail améliore le bien-être des cols blancs à court terme

Les enquêtes auprès des salariés révèlent que la plupart des travailleurs concernés sont satisfaits du travail à distance : le baromètre annuel du télétravail produit par Malakoff Humanis révèle que 86% des télétravailleurs français en 2021 souhaitent continuer cette pratique après la crise sanitaire (49% de manière régulière et 37% de manière occasionnelle). Parmi les avantages les plus souvent cités, on trouve la flexibilité accrue des horaires, la réduction du temps de trajet et la possibilité d’habiter plus loin du lieu de travail. Ces caractéristiques sont particulièrement bénéfiques pour les femmes, car plusieurs études ont montré que la conciliation entre vie privée et vie professionnelle joue un rôle plus important dans leurs choix, et peut parfois les pénaliser au niveau de leur salaire et trajectoire de carrière.[1]  À court terme, on s’attend à ce que la plupart des employés soient encore tenus d'être physiquement présents au bureau deux à trois jours par semaine.  On prévoit donc que de nombreux travailleurs qualifiés se déplaceront vers la périphérie des villes tout en restant dans le même bassin d’emploi, ce qui leur permettra de s'offrir des logements plus grands et mieux équipés pour le travail à la maison.

3. La menace du chômage de masse à moyen terme

À moyen terme, la nécessité pour les entreprises d'embaucher des travailleurs sur place pourrait diminuer, grâce au développement de nouvelles technologies améliorant la qualité de la collaboration à distance. Par exemple, les nouveaux outils de réalité virtuelle reproduisent de mieux en mieux l'expérience des interactions en face à face, et l’amélioration des logiciels traducteurs réduit la nécessité d'embaucher des travailleurs parlant la même langue. Ces innovations pourraient inciter les entreprises à délocaliser des emplois qualifiés vers d'autres pays où le coût de la main-d'œuvre est moins élevé, à l'instar de ce qui s'est passé pour les emplois du manufacturier dans les années 1980 et 1990. Richard Baldwin a appelé ce phénomène "télémigration".  Parallèlement, les progrès récents de l'intelligence artificielle la rendent plus performante que les humains dans des tâches que personne n'aurait pu imaginer il y a seulement quelques années. En particulier, l’Intelligence Artificielle (IA)est capable d'analyser rapidement de grandes quantités de données et d’en détecter les tendances sous-jacentes, en la rendant apte à formuler des conseils juridiques en parcourant la jurisprudence, à diagnostiquer des maladies en comparant les symptômes avec les dossiers médicaux antérieurs, et à faire des investissements financiers sur la base du pouvoir prédictif des indicateurs du marché. Ces tâches étaient auparavant l'apanage des travailleurs qualifiés, qui pourraient bientôt être confrontés à une concurrence accrue venant à la fois des télémigrants et de l'IA.

4. Des politiques publiques pour une prospérité renouvelée

Ce scénario sombre n'est toutefois pas une fatalité. Les expériences précédentes ont montré que les migrants et les robots ne sont pas nécessairement des substituts directs de la main-d'œuvre locale, mais qu'ils peuvent être complémentaires de bien des façons.  De nombreuses professions répandues dans le marché du travail aujourd'hui n'existaient pas il y a 50 ans et ont été créées en relation aux précédentes vagues d'évolution technologique.[2] Le plus grand défi réside dans le fait que les technologies numériques se développent à une vitesse exponentielle et nécessitent donc une adaptation rapide de la part de la société. Les systèmes éducatifs doivent être réorientés vers les compétences pour lesquelles l'homme conservera un avantage comparatif clair sur les machines, et vers les secteurs où les connaissances locales et les interactions personnelles comptent le plus. Investir dans l'enseignement supérieur pourrait ne plus suffire à garantir un avenir prospère. Les générations futures doivent être formées à des compétences telles que la pensée créative, la gestion et le soin des personnes, et le comportement éthique, pour lesquelles les robots sont beaucoup moins capables que les humains, et la proximité géographique est essentielle. La main-d'œuvre existante doit avoir accès à de bons filets de sécurité sociale et à des programmes de reconversion favorisant les changements de carrière. Enfin, si les grosses entreprises vont se débarrasser des contrats de travail traditionnels pour passer à un système de production reposant principalement sur la technologie et le travail sous-traitant, il sera nécessaire de mettre en place un système fiscal progressif et des nouvelles réglementations du travail pour éviter une explosion des inégalités.

Sources

Autor, D., Salomons, A., & Seegmiller, B. (2020). New Frontiers: The Origins and Content of New Work, 1940–2018. MIT Mimeo.

Baldwin, R., & Forslid, R. (2020). Covid 19, globotics, and development. VOX EU.

Baldwin, R. (2019). The globotics upheaval: Globalization, robotics, and the future of work. Oxford University Press.

Barrero, J. M., Bloom, N., & Davis, S. J. (2021). Why working from home will stick (No. w28731). National Bureau of Economic Research.

Batut, C., & Garnero, A. (2020). L’impact du COVID‑19 sur le monde du travail: télémigration, rélocalisation, environnement. Le Grand Continent.

De Fraja, G., Matheson, J., & Rockey, J. (2020). Zoomshock: The geography and local labour market consequences of working from home. Available at SSRN 3752977.

Farré Olalla, L., Jofre Monseny, J., & Torrecillas, J. (2020). Commuting time and the gender gap in labor market participation. IEB Working Paper 2020/03.

Le Barbanchon, T., Rathelot, R., & Roulet, A. (2021). Gender differences in job search: Trading off commute against wage. The Quarterly Journal of Economics, 136(1), 381-426.

Malakoff Humanis (2021). Baromètre annuel Télétravail 2021


[1] Le Barbanchon, Rathelot et Roulet (2021) montrent que les femmes en France sont prêtes à accepter des salaires plus modestes par rapport aux hommes en échange d’un trajet plus court entre le domicile et le lieu de travail (en sortant du chômage elles acceptent en moyenne des emplois payés 4% de moins par heure et qui comportent un trajet 12% plus court par rapport à des hommes avec des caractéristiques comparables).

[2] Notamment tous les emplois en lien avec l’informatique (développeurs, constructeurs de hardware, responsables de la sécurité informatique, …), les emplois en lien avec la robotique (tous les métiers concertant l’installation, la manœuvre et l’entretien des nouvelles machines industrielles), et dernièrement les emplois en lien avec les plateformes en ligne (influenceur, spécialiste web marketing, responsable de la communication sur les réseaux sociaux, livreur de colis achetés en ligne, …).


Sara Signorelli prépare actuellement une thèse en économie du travail à l’École d’Économie de Paris et évolue à l'Université d'Amsterdam. Elle est diplômée de l’Institut des Hautes Etudes Internationales et du Développement et a travaillé pour la Banque Mondiale et l’International Food Policy Research Institute. Sa recherche porte sur l’analyse de l’impact du changement technologique et des flux migratoires sur le marché du travail français.

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