Pourquoi l’économiste doit-il porter attention aux scénarios extrêmes de changement climatique ? (Recherche du mois)

Weitzman Martin L., On Modeling and Interpreting the Economics of Catastrophic Climate Change, The Review of Economics and Statistics, 2009

Résumé

  • Cet article de Weitzman constitue un apport clef à la recherche sur la modélisation de l’économie du changement climatique, en estimant que l’effet des gaz à effet de serre sur l’élévation des températures est particulièrement non-linéaire, tel que rappelé par le récent rapport publié par le GIEC en août 2021 (IPCC, 2021) ;
  • La non-linéarité des dynamiques climatiques et les incertitudes liées aux scénarios extrêmes forment un « théorème lugubre » qui justifie selon l’auteur la nécessité d’un principe de précaution généralisé face au changement climatique.

« Most everything we know tells us climate change is bad. Most everything we don’t know tells us it’s probably much worse ». Dans son ouvrage co-écrit avec Gernot Wagner en 2015 (Climate Shock: the Economic Consequences of a Hotter Planet), l’économiste de l’environnement américain Martin Weitzman a ainsi justifié la nécessité de prendre en compte les conséquences les plus dramatiques du changement climatique dans les modèles de décision économique. L’actualité climatique – tant relative à la hausse exponentielle de la température moyenne (Wilby 2021), aux conséquences irréversibles du stock d’émissions passées dans l’atmosphère (Zhou et al. 2021) qu’aux effets physiques croissants du réchauffement planétaire, illustre le besoin pressant pour les économistes de se confronter à la non-linéarité des dynamiques climatiques et aux incertitudes liées aux scénarios extrêmes (« effets cascade »). Cet article de Weitzman trouve ainsi une place toute particulière dans la littérature, en développant une théorie sur la manière dont les boucles de rétroaction biophysique peuvent conduire à une incertitude sur les dommages liés au changement climatique.

Schématiquement, les travaux de l’économiste se sont penchés sur deux enjeux clef : la pertinence de taux d’actualisation faibles pour évaluer des politiques publiques en faveur du climat ; et la prise en compte de l’incertitude et de l’irréversibilité dans les modèles d’évaluation de l’impact économique du changement climatique. Cet article de 2009 s’inscrit pleinement dans le second point de cet agenda de recherche, qui a durablement marqué l’économie de l’environnement (Stavins 2019).

1. Une critique de la fonction de dommage par l’argument des distributions à queues épaisses (fat tails) : quand littératures économique et climatique se rencontrent.

La chaîne causale des émissions de gaz à effet de serre (GES) jusqu’aux dommages issu du changement climatique – ainsi que les rétroactions entre les éléments du système Terre et anthropique – se caractérise à chaque maillon par des éléments d’incertitude et d’irréversibilité (Guivarch 2017). Parmi ces éléments se situent des points de basculement (tipping points), au potentiel de déstabilisation systémique et dont le franchissement est irréversible (Steffen 2018).

Prenant notamment comme référence les travaux de Richard Posner (2004) sur les catastrophes, Weitzman se fonde sur les incertitudes liées à dynamique du système climatique et aux scénarios extrêmes pour démontrer l’incapacité des approches standard de modélisation de l'économie du changement climatique (i.e.modèles d’évaluation intégrée (integrated assessment models) à l’instar du modèle DICE de Nordhaus) à évaluer les effets des impacts larges du réchauffement dont les probabilités de survenance sont faibles. L’article adopte d’abord comme variable principale - sujette à incertitude –– la sensibilité climatique. Elle est définie comme l’indicateur de réponse éventuelle de la température moyenne aux changements de volumes de GES dans l’atmosphère (ΔInCO2 à ΔT). Ce facteur est modélisé comme une fonction des stocks atmosphériques de GES anthropiques et de l’évolution de la température moyenne, avec un potentiel d’auto-amplification important (en raison des points de basculement suscités, dont la fonte du pergélisol (permafrost) libérant du méthanei et la moindre capacité de stockage du carbone par les puits de carbone dits « vivants »ii). Ainsi, Weitzman s’appuie dans son modèle sur une sensibilité « augmentée » par rapport aux modèles classiques : le potentiel d’auto-amplification de la sensibilité climatique amène, au-delà de certains seuils de volume de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, une élévation non-linéaire de la température moyenne.

Sur la base des travaux du GIEC (IPCC, AR4, 2007), Weitzman considère ainsi une probabilité de l’ordre de 10% que la sensibilité du climat excède 6°C par rapport à l’ère préindustrielle (à scénario inchangé). Aussi, à ce niveau-là, il estime que l’effet des GES sur la fonction de densité de probabilité est particulièrement non-linéaire à son extrémité supérieure (i.e. températures élevées, entre +6°C et +12°Ciii) : la distribution de probabilité associée à des paramètres incertains est ainsi une distribution dite « à queue épaisse » (à l’inverse d’une distribution normale où les queues sont fines, car la probabilité d’évènements extrêmes converge vers zéro à mesure que l’on s’éloigne du centre de la distribution) et la fonction de densité de probabilité est polynomiale (distribution de Pareto), de degré beaucoup plus élevé.

Figures issues de Weitzman (Weitzman 2011) et Wagner & Weitzman (2015 - suscité), illustrant graphiquement ses analyses de distribution de l’état futur du climat dans l’article étudié ici : (a) distribution de probabilité normale et (b) estimation de la probabilité d'un réchauffement dû à un doublement de la concentration de GES présentant une distribution à queue épaisse.

2. Un « théorème lugubre » justifiant un principe de précaution généralisé et des mesures fortes d’atténuation du changement climatique

Une analyse coûts-bénéfice « classique » de la crise des missiles cubains, en 1962, aurait-elle permis l’édiction de conseils politiques sensibles aux hypothèses sur les probabilités incertaines et les effets néfastes d’une guerre atomique ? Martin Weitzman a répondu par la négative (Weitzman 2009) : « I think we were right at that time to be concerned about how to avoid a low-probability extreme-impact situation whose structure is highly uncertain and I think we are right now to be concerned about how to avoid a low-probability extreme-impact situation whose structure is highly uncertain ». Aussi, de la même façon, cet article vise ensuite à montrer qu’une politique de lutte radicale contre le changement climatique pourrait dès lors être considérée comme une « prime d’assurance » contre un scénario extrême.

Weitzman énonce en effet dans son article ce qu’il appelle un « théorème lugubre » (dismal theorem), visant selon lui à invalider une approche coûts-bénéfices reposant sur des scénarios de dommage médians (invalidés par les fortes incertitudes suscitées dans la partie précédente). Le modèle s'appuie sur un concept similaire à la valeur de la vie statistique (value of statistical life), en le représentant comme le taux de substitution entre la consommation et le risque de mortalité d'une extinction catastrophique du monde naturel ou de la civilisation. Son théorème énonce que l’incertitude de certains paramètres - à l’instar de la sensibilité climatique – associée à des fonctions de dommages élevés, augmente le risque et donc l’effet de précaution. Cela affecte ainsi considérablement le résultat des analyses coûts bénéfices : le rythme auquel la société serait prête à échanger la consommation actuelle contre la consommation future (utilité attendue) pourrait en effet être infini (i.e. tout investissement marginal qui accroît la consommation future est désirable, quels que soient les sacrifices que cela implique pour les générations présentes), un point également développé dans Weitzman (2007). Ce théorème est donc « lugubre » car, étant donné qu’on ne peut pas déduire des connaissances scientifiques sur la queue de la distribution des dommages à partir des observations passées, les agents sont projetés dans le domaine de l’incertitude subjective, où nul mécanisme de marché ne peut induire de comportement rationnel.

3. L’article conclut à la nécessité d’un principe de précaution généralisé

La probabilité significative de voir apparaitre des scénarios remettant en cause fondamentalement les capacités de la société à s’adapter au changement climatique, devrait en effet justifier en soi une action radicale contre les émissions de GES (« The key economic questions here are, what is the overall cost of such a tail-slimming weight-loss program and how much of the bad fat does it remove from the overweight tail? »). Aussi, un principe de précaution généralisé doit être appliqué dans une situation telle d’exposition à un risque potentiellement illimité. En raison de l’impossibilité de se fonder uniquement sur des données passées (l’économie climatique est prospective et demeure caractérisée par des imprécisions), l’économiste doit ainsi se plonger dans le domaine de l’incertitude subjective. C’est le souci du bien-être des générations futures qui pourra, selon Weitzman, amener des politiques d’atténuation appropriées.

4. Conclusion sur l’apport de Weitzman à l’économie environnementale : taux d’actualisation et intégration des scénarios extrêmes dans les politiques d’atténuation et d’adaptation

Cet article de Weitzman est intéressant à deux égardsiv:

  • D’abord car il constitue une pièce clef dans le débat sur l’actualisation intergénérationnelle, plus récemment mis en évidence par la publication du rapport Sten sur l’économie du changement climatique (Stern 2006)v : Weitzman considère que les incertitudes sur le taux de croissance de long terme doivent conduire à des taux d’actualisation décroissants avec le tempsvi ;
  • Ensuite, cet article a suscité un débat clef entre économistes du climat sur l’intégration des extrêmes dans les modèles climatiques(Botzen & van den Bergh (2012), Nordhaus (2009), Weitzman (2009)). Par exemple, Nordhaus estime que l’évolution actuelle du système climatique ne correspond pas aux trajectoires prévues par les scénarios extrêmes, et une action radicale lui paraît donc peu justifiée bien que méritant une réévaluation périodique. Cette discussion reste éminemment actuelle, sur l’intégration du climat dans les modèles macroéconomiques (Grandjean & Giraud 2017), et sur l’impact du changement climatique sur le produit intérieur brut à horizon 2100 (Keen 2020).
  1. Gaz à effet de serre, au pouvoir de réchauffement global près de 36 fois supérieur au CO2 sur une période de 100 ans.
  2. Forêts, tourbières, sols, océans (Fonctionnement des puits de carbone biosphérique et océanique — Planet-Terre)
  3. Selon Weitzman, un seuil de +15°C par rapport à l’ère préindustrielle est incompatible avec toute activité économique (Howard & Sterner 2017)
  4. Voir Kimble & Tawney (2009)
  5. Pour mémoire, Sten prend la formule r = δ + ηg où δ est le taux de préférence pure pour le présent, η l’élasticité marginale de la consommation par tête et g le taux de croissance de la consommation par tête.
  6. Au fil du temps, les états du monde qui résultent d’un scénario de croissance faible pèsent davantage que les états du monde à la même date qui résultent d’un scénario de croissance forte, en ce que cette dernière implique un taux d’actualisation élevé et ainsi « l’écrasement » des états du monde correspondants (Weitzman 1998).

Charlotte travaille au Département des marchés monétaires et de capitaux du Fonds monétaire international, sur la finance durable et le risque climatique. Elle a débuté sa carrière à l'Autorité des marchés financiers, puis à la Direction générale du Trésor. Elle est membre du Comité scientifique de l’Observatoire sur la Finance Durable, où elle travaille sur le financement des énergies fossiles et les méthodologies d’alignement des portefeuilles financiers, et de comités de recherche supervisés par l’Ademe. Elle finalise actuellement une thèse de doctorat en sciences économiques sur le risque climatique, après des études à Sciences Po Paris, Paris I et Paris II en économie financière et en droit des affaires. Elle enseigne l'économie de l'environnement et du développement à Sciences Po Paris et à la Sorbonne. Ses centres d'intérêt portent sur la finance durable, le financement des infrastructures, la régulation bancaire et financière et la stabilité financière.

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