La dynamique de l’hyperinflation : explications à la lumière de l’apport fondateur de Cagan

Partie 1 : zoom sur la fonction de demande de monnaie proposée par Cagan

Résumé :

- Pendant les périodes d’hyperinflation décrites par Cagan, la variable principale permettant d’expliquer les variations des encaisses monétaires réelles est l’inflation anticipée, les autres étant négligeables.

- Lorsque l’Etat augmente la monnaie en circulation pour financer ses dépenses, les agents économiques réagissent en ajustant leurs encaisses réelles : chacun se débarrasse de son excédent de monnaie en achetant des biens physiques pour stocker sa richesse, ce qui entraîne de l’inflation. Dans le cas d’équilibres stables, la seule manière pour l’Etat de diminuer l’inflation est de diminuer son financement monétaire.

- En théorisant ce comportement en considérant les anticipations d’inflations comme adaptatives, Cagan montre dans son travail que la demande de monnaie peut être considérée comme stable même dans une période aussi instable que l’hyperinflation.

Note introductive : L’hyperinflation est un phénomène qui attise peu d’intérêt dans les débats actuels. Pourtant, on a souvent plaisir à rappeler que l’orthodoxie monétaire prônée par la Bundesbank (culture dont a en parti hérité la BCE à sa création) est due au souvenir traumatisant de l’épisode d’hyperinflation de la République de Weimar des années 20, ayant pour certains favorisé la montée du parti national-socialiste avec les conséquences que tout le monde connait. Aujourd’hui, l’Allemagne continue de prôner une orthodoxie monétaire avec une ligne qu’on pourrait résumer ainsi « le budget de l’Etat c’est une chose, la politique monétaire en est une autre », quand d’autres voies s’élèvent pour que la BCE puisse directement monétiser la dette de nos Etats en difficulté financière. Après tout, quel est le danger ? Un peu d’inflation ou de l’hyperinflation? Quelle est la limite entre les deux ? Sous quelles conditions une dynamique hyperinflationniste peut-elle s’enclencher ?

Cet article reprend, en deux parties, la contribution majeure de la littérature à ce sujet sous un angle purement théorique.

L’article de Philippe Cagan « The monetary dynamic of hyperinflation », publié en 1956 dans un recueil de papiers consacré à la théorie quantitative de la monnaie et dirigé par Milton Friedman « Studies in the quantity theory of money », est devenu depuis une véritable référence en la matière. Encore cité dans certains papiers actuels, Cagan a, à travers cette contribution, posé les bases du comportement de la demande de monnaie dans un cadre hyperinflationniste. Mieux, il a montré que, dans un contexte aussi instable qu’un épisode d’hyperinflation (où les prix peuvent augmenter de plus de 1000% chaque mois  dans certains cas !), la demande de monnaie pouvait malgré rester très stable. Dans le cadre du débat entre keynésiens et néoclassiques sur la stabilité de la demande de monnaie [1] , la contribution de Cagan s’inscrit donc dans la lignée des arguments des « quantativistes », en montrant que l’hypothèse de stabilité de la demande de monnaie soutenue par ces derniers ne pouvait être contredite par la présence d’épisodes hyperinflationistes.

Pour comprendre la dynamique de l’hyperinflation, nous allons d’abord nous arrêter un long moment sur la fonction de demande de monnaie proposée par Cagan. Dans une 2ème partie, qui fera l’objet d’un prochain article, cet outil nous servira à montrer comment une dynamique d’hyperinflation peut s’enclencher.

L’hyperinflation : quelques caractéristiques statistiques.

La définition de l’hyperinflation donnée par Cagan dans son article est « une période pendant laquelle l’inflation est supérieure à 50% par mois ». Dans son étude, Cagan examine plusieurs expériences d’hyperinflation (Autriche, Allemagne, Grèce, Hongrie, Pologne, Russie). Dans tous ces cas, chaque mois, les prix et la quantité de monnaie fiduciaire augmentaient à des taux astronomiques (19800% d’inflation mensuelle en moyenne pour la Hongrie sur un an par exemple !).

La caractéristique principale observée est cependantque les encaisses monétaires en termes réels ont tendance à diminuer (c'est-à-dire que les prix augmentent davantage que la quantité de monnaie en circulation).

Cagan, dans son article, propose une fonction de demande de monnaie capable d’expliquer le comportement des encaisses monétaires réelles pendant les épisodes d’hyperinflation.

Généralités sur la fonction de demande de monnaie

Une fonction de demande de monnaie peut prendre plusieurs formes, suivant le pays où l’on se trouve et le contexte économique. Cagan évoque les variables suivantes: la richesse (1), le revenu (2) et l’espérance de rendement des autres formes de détention de richesse comparé au rendement de la monnaie (3).

1-Concernant la richesse, le concept est simple à comprendre : quand la richesse d’un individu [2]  augmente, il va généralement consommer davantage et donc être enclin à détenir davantage de monnaie étant donné que la monnaie est l’instrument de paiement liquide par excellence.

2-De même, lorsque le revenu d’un individu augmente, on peut imaginer que ce dernier va conserver une quantité plus importante de monnaie.

3-La troisième variable est la plus importante dans le cadre de son étude. Il s’agit de la différence entre l’espérance de rendement des autres formes de détention de richesse avec l’espérance de rendement de la monnaie (autrement dit le coût d’opportunité de la monnaie.

Commençons par le rendement de la monnaie. A quoi cela correspond-t-il ?

- Pour des billets ou des pièces, ce rendement est clairement 0 : personne ne gagne ni ne perd quoi que ce soit en termes nominal en détenant de la monnaie sous forme de pièces ou de billets.

- Pour des dépôts à vue, le rendement est négatif si l’individu paye pour les services bancaires associés (ce qui est le cas pour la plupart d’entre nous en France), positif si l’individu possède un compte à vue suffisamment rémunéré (ce que proposent notamment les banques en lignes actuellement).

Quelles sont alors les autres formes de détention de la richesse ?

- On peut détenir notre richesse sous forme d’obligations ou d’actions : le rendement attendu sera alors supérieur à celui associé à la détention de billets ou de pièces en général mais avec un risque supplémentaire (de crédit, de marché, de liquidité…).

- On peut également détenir notre richesse sous forme de bien physique. Cagan parle lui dans sa contribution de « biens de consommation durable » que l’on peut considérer comme étant un analogue. C’est cette dernière forme qui est importante ici.Qu’est-ce que l’espérance de rendement d’un « bien de consommation durable » ? Cela correspond à l’augmentation anticipée du prix de ces biens [3] , soit l’inflation anticipée sur ces biens en question. On comprend déjà alors qu’il est préférable, en période d’inflation prolongée touchant les biens de consommation, de détenir sa richesse sous forme de biens plutôt que sous forme de monnaie, puisque le premier a un rendement réel nul alors que le deuxième a un rendement réel négatif (d’autant plus fort que l’inflation est élevée).

Autrement dit pour le dernier point, l’inflation rend le rendement des encaisses réelles encore plus négatif lorsque le rendement des biens de consommation en termes réels est nul [4] . On voit donc la dynamique de l’hyperinflation se dessiner : plus les agents vont anticiper un taux d’inflation élevé, moins ils vont vouloir détenir d’encaisses monétaires.

Formalisation de la fonction de demande de monnaie choisie par Cagan

L’inflation anticipée semble par ailleurs être, selon Cagan, « la seule variable qui fluctue assez largement pour rendre compte des changements drastiques des encaisses réelles ». C’est donc à partir de ces observations que ce dernier va proposer une fonction de demande d’encaisses monétaires pouvant expliquer les épisodes d’hyperinflation. La fonction de demande de monnaie présentée par Cagan a donc comme principale variable le taux d’inflation anticipé, les autres variables pouvant être ignorée pour expliquer  le comportement de la demande de monnaie en période d’hyperinflation. Il prend donc la fonction :

Log(M/P) = constante - α (inflation anticipée)

Avec (M/P) représentant les encaisses monétaires réelles et où αest donc la semi-élasticité de la demande de monnaie à l’inflation anticipée, coefficient positif puisque lorsque l’inflation anticipée augmente, la demande de monnaie diminue si la réalité est fidèle à la théorie expliquée précédemment (on peut montrer que l’élasticité de la demande de monnaie à l’inflation anticipée peut être mesurée par α * inflation anticipée).

Une simplification importante ici est faite : Cagan suppose que le temps d’ajustement entre les encaisses désirées et les encaisses réelles est nul, et donc que le niveau d’encaisses monétaires désirées est égal au niveau d’encaisses réelles effectives. Cette hypothèse est essentielle pour la conductibilité de son étude statistique, mais est relâchée dans la suite de son étude pour les explications théoriques que nous discuterons plus loin.

Autres hypothèses essentielles et résultats statistiques :

Une deuxième équation est importante ici : celle qui détermine l’inflation anticipée. Il n’y a pas de mesure concrète de cette dernière pour l’époque en question [5] , comment alors la modéliser ? En faisant l’hypothèse [6]  que les anticipations d’inflation sont adaptatives, c'est-à-dire qu’elles sont révisées à un instant t donné, en fonction de la différence entre le taux d’inflation effectif constaté et le taux d’inflation anticipé, et après résolutions d’équations différentielles, Cagan en vient à exprimer directement l’inflation anticipée comme une fonction de l’inflation effective, donc de variables connues. Plus exactement, il considère l’inflation anticipée comme une moyenne pondérée des taux d’inflations présents et passés, avec un lissage exponentiel de sorte à ce que l’inflation récente ait un poids beaucoup plus important que l’inflation passée pour la détermination de l’inflation anticipée.

Les résultats statistiques qu’il obtient, des coefficients de régression très significatifs avec des coefficients de corrélation très proches de 1, le conduisent à conclure que les variations de l’inflation anticipée permettent d’expliquer les variations des encaisses réelles dans un contexte hyperinflationiste [7] . La stabilité de ces coefficients appuie donc l’hypothèse de stabilité de la demande de monnaie tant vantée par les quantativistes, même dans des périodes d’instabilité comme les épisodes hyperinflationistes.

Leçon de cette analyse : l’offre de monnaie joue un rôle primordial

Le processus qu’il décrit peut donc s’interpréter comme un processus dynamique où la trajectoire des prix dans le temps est déterminée par la quantité de monnaie en circulation et par une moyenne pondérée (exponentiellement) des variations passées de cette quantité de monnaie. L’élément clé sur lequel s’appuie cette interprétation est la mécanique de la demande de monnaie sur laquelle s’appuient les quantitativistes, que l’on peut simplifier dans cette analyse ainsi: lorsque la quantité de monnaie augmente, les agents économiques corrigent leur niveau d’encaisses réelles pour le ramener au niveau désiré ; par leurs tentatives de se débarrasser de leur encaisses nominales excédentaires en achetant des biens et des services, ils font monter le niveau des prix [8] .

Ainsi ce sont les changements passés et courants dans l’offre de monnaie qui vont être à l’origine d’épisodes hyperinflationnistes. Sauf dans le cas de processus auto-générateur (cas particulier que Cagan décrit théoriquement dans son essai) [9] , l’hyperinflation peut prendre fin seulement par une moindre croissance de l’offre de monnaie, qui va impacter l’inflation anticipée et donc jouer en sens inverse sur la demande de monnaie ce qui se traduira par une moindre augmentation du niveau des prix.

Si l’analyse suggère donc que les épisodes d’hyperinflation s’expliquent par une trop forte croissance de l’offre de monnaie, la question qu’il reste à aborder est alors pourquoi les gouvernements augmentent-ils la quantité de monnaie en circulation ? Du suicide ?  Pas vraiment.

Suite dans la 2ème partie (à venir).

Notes:

[1] On parle de stabilité de la demande de monnaie pour désigner le fait que la fonction de demande de monnaie est stable dans ses paramètres : ceux-ci ne varient pas sensiblement avec le temps (toutes choses égales par ailleurs). Le débat sur la stabilité de la demande de monnaie a fait couler beaucoup d’encre dans la 2ème moitié du 20ème siècle. Le débat est en effet dur à trancher : une fonction de demande de monnaie s’avérant statistiquement instable (un test de Chow sur les paramètres suffisant par exemple à prouver cette instabilité), certains pourront toujours objecter que cette instabilité statistique provient du fait que certaines variables sont omises ou mal mesurées (mesurer les innovations telles que les cartes bleues est chose très difficile, ou bien du fait que la variable expliquée (la monnaie) est mal définie (le choix de l’agrégat étant subjectif par nature). Même si, comme le dit Friedman, « there is little if any difference between asserting that the demand for money is highly unstable and asserting that it is a perfectly stable function of an indefinitely large number of variables »

[2] On parle toujours d’individu ici, et jamais d’entreprises. La notion de monnaie est différente pour ces dernières dans la mesure où elle est un input à part entière (concrètement, on peut considérer le Besoin en Fonds de Roulement d’une entreprise comme un facteur essentiel de production, par essence une entreprise voit ses rentrées de trésoreries succéder à ses sorties). Cependant, l’analyse n’est pas modifiée dans la mesure où la fonction de demande de monnaie d’une entreprise peut être considérée, selon Friedman, comme dépendant des mêmes variables que la fonction de demande de monnaie d’un individu, de sorte à ce que les deux fonctions peuvent se confondre (voir Friedman 1956)

[3] En retirant bien sûr le taux de dépréciation de ce bien, que l’on peut supposer comme étant constant sans altérer le raisonnement proposé ici

[4] Nous considérons bien sûr ici l’inflation sur les biens de consommation

[5] Aujourd'hui, on peut mesurer l’inflation anticipée par des enquêtes, ou bien par exemple en prenant en compte la différence entre les taux de rendements des obligations indexées à l’inflation et les taux de rendements des obligations ayant les même caractéristiques mais non indexées à l’inflation (même si cette mesure n’est pas parfaite)

[6] Hypothèse simplificatrice là encore, et donc posant une certaine limite à son étude, ce qu’il discute dans son essai

[7] L'objet de cet article n’est pas de commenter les méthodes statistiques employées ici, qui bien entendu, trouvent certaines limites au vu des avancées effectuées depuis un demi-siècle en matière de science économétrique (la stationnarité des variables est ici une limite évidente de ces résultats par exemple)

[8] Le raisonnement parait simpliste mais en réalité il n’est pas très éloigné de la réalité des épisodes hyperinflationistes décrits par Cagan : dans ce contexte, les rendements des obligations et des autres actifs étaient négligeables devant l’inflation (l’instabilité des prix entrainant de toute façon une très forte aversion pour les contrats de dette), le choix des biens s’avérait donc comme le choix le plus logique (d’où la fonction choisie). Les prix augmentaient si vite que quiconque recevant de la monnaie s’empressaient d’aller la dépenser, à la fois pour couvrir ses besoins mais aussi pour acquérir des biens comme réserve de valeur, ces derniers étant beaucoup plus sûrs et rentables que la monnaie. Dans un contexte normal, une fonction de demande de monnaie prend bien entendu en compte les actifs comme autre réserve potentielle de valeur.

[9] L'idée d’un processus auto-générateur est la suivante : l’augmentation des prix engendre une baisse proportionnellement plus grande des encaisses réelles, qui elle-même prend la forme d’une inflation plus grande qu’avant, ect… Selon Cagan cette instabilité ne s’est jamais produite en pratique.

 

Julien Pinter est chercheur en Economie monétaire à l'Université de Minho. Il était auparavant chercheur invité à l’Université de Harvard et à la Charles University de Pragues. Il est docteur diplômé de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il travaille sur des questions liées aux politiques monétaires, aux régimes de change et à la communication des banques centrales. Il a des expériences de travail à la Banque Centrale Européenne et à la Banque de France en particulier. Il a été visiting researcher à l'Université d'Amsterdam, a travaillé à l'Université de Bruxelles Saint-Louis et étudié à l'Université de Stockholm.

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