Les projets européens d’interconnexions électriques (Note)

Utilité de l'article :  Cette note s’intéresse aux projets européens d’interconnexions électriques en cours. Elle présente le contexte de ces interconnexions, ainsi que les enjeux liés au fort déploiement de sources d’énergies renouvelables et leurs impacts sur l’équilibre du marché. Quelques solutions à ces enjeux se basant sur la théorie économique sont discutées.

Résumé :

  • Les interconnexions électriques permettent des échanges d’électricité entre pays. Elles se présentent comme une source d’approvisionnement alternative aux centrales flexibles capables de produire à la demande sans aucune contrainte technique.
  • Le marché intégré électrique européen est en pleine expansion avec 97 projets en cours.
  • Les faibles coûts marginaux des énergies fatales à caractère aléatoire, comme le photovoltaïque et l’éolien, résultant de mécanismes de support public à ces dernières font baisser le prix de gros de l’électricité et poussent les centrales flexibles hors du marché.
  • Il existe un faible degré de foisonnement des sources de production renouvelable intermittentes au niveau national, auquel vient d’ajouter un manque de solutions de stockage. Il est donc important de conserver de la production flexible et pilotable.
  • Des solutions pour une meilleure rémunération de ces productions flexibles sont explorées (séparation des enchères du prix de gros en fonction du type de centrale, intégration des coûts de stockage et déstockage au prix de gros, etc…).

Une interconnexion électrique est une structure reliant des réseaux électriques internationaux et permettant de faire des échanges d’électricité entre régions. On peut diversifier ainsi les sources d’approvisionnement électrique en faisant appel aux capacités de production et transport d’une région voisine. Si la production d’électricité entre zones géographiques est non- corrélée, c’est-à-dire qu’il existe une complémentarité entre régions, les interconnections peuvent compenser des défaillances soudaines de l’une des régions. Dans le cadre du pacte vert pour l’Europequi vise à augmenter la part des énergies renouvelablesà au moins 32 % à l’horizon 2030, elles contribuent à augmenter la résilience du secteur et réduire les émissions carbones en absence de capacités de stockage. En effet, nous observons une progression non-négligeable de la part des sources d’énergie renouvelable caractérisés par leur intermittence[i].

Figure 1 : Évolution de la production renouvelable dans l’Union Européenne 1990-2019

Source : IEA (2019)

L’Union Européenne (UE) a fixé un objectif d’interconnexion entre pays de 10 % pour 2020 et 15 % pour 2030. Un Etat membre doit donc pouvoir exporter 15 % de sa capacité de production à des pays voisins à l’horizon 2030. L’expansion du réseau électrique européen s’accompagne de nombreux défis en termes de coordination entre pays pour pouvoir bénéficier d’un marché plus compétitif tout en réduisant les émissions carbones.

1.    Histoire des Interconnexions

Les premiers grands projets d’interconnexion en Europe ont vu le jour au lendemain de la deuxième guerre mondiale en 1951 avec la création de l’Union pour la Coordination de la Production et Transport d’Electricité (UCPTE). Dans un premier temps, les échanges transfrontaliers se font entre monopoles verticalement intégrés à travers des contrats d’exportation et des accords d’entraide. Les tarifs d’échange et capacité sont donc fixés par des monopoles bilatéraux. Au début des années 1990, la Norvège, la Suède et le Royaume-Uni sont les premiers pays européens à avoir un marché électrique libéralisé. Ainsi, les échanges entre la Norvège, la Suède et ultérieurement la Finlande se font à travers d’une bourse d’énergie : NordPool (Pollitt, 2019). Ce n’est qu’en 1996 avec la première vague de libéralisation du secteur électrique, que les activités de production et defourniture d’électricité sont ouvertes à la concurrence. Les réseaux cependant demeurent des monopoles locaux en raison des coûts fixes élevés, mais le rôle des interconnexions s’enrichit puisqu’elles sont le support du marché intégré.

En ce qui concerne la régulation des réseaux, deux organismes ont été créés, d’un côté l’Agence pour la Coopération des Régulateurs de l’Energie (ACER), et de l’autre le Réseau européen des gestionnaires de réseau(x) de transport d’électricité (ENTSO-E). Leur objectif est d’assurer l’accès des tiers aux réseaux. En effet, le réseau électrique est considéré comme une infrastructure essentielle[ii].

En France, la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) a mis en place le Tarif d’Utilisation des Réseaux Public d’Electricité (TURPE) pour financer les infrastructures réseaux. Le TURPE et les recettes d’interconnexions perçues à chaque frontière couvrent les charges associées aux interconnexions. 

Aujourd’hui le réseau électrique européen couvre la plupart des pays européens et est organisé en cinq zones synchrones : l’Europe continentale, la zone Nordique, la zone Balte, la Grande-Bretagne et l’Irlande. Chaque zone à sa propre fréquence, mais elles sont reliées entre elles grâce à des stations en courant continu haute tension.

La France est historiquement une exportatrice nette d’électricité. Elle est interconnectée à six pays (Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne, Suisse, Italie et Espagne) mais les capacités diffèrent entre les pays. Par exemple les capacités d’exportations sont plus développées avec la Suisse, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni ; tandis que les importations sont plus importantes depuis la région centre-ouest Europe (CWE), c’est-à-dire la Belgique et l’Allemagne.

Figure 2 : Échanges commerciaux d’électricité 2017

Source : CRE (2019)

2.    Projets d’interconnexion en cours

L’ENTSO-E a depuis 2018 a adopté un plan de développement du réseau sur 10 ans (TYNDP). Dans ce cadre, il existe actuellement 97 projets d’interconnexion dont 21 en cours de construction, 27 en cours de négociation, 12 planifiés et 37 en considération (ENTSO-E, 2020). Parmi ces projets respectivement 9, 19, 3 et 2 sont classés comme des projets d'intérêt commun (PIC) définis par le règlement n°347/2013 de la Commission Européenne. Le statut de PIC leur permet d’avoir une procédure accélérée pour l’obtention de permis, ainsi que des mécanismes de financement. Par exemple, ils peuvent accéder à une aide financière européenne. Il leur est également possible d’établir un accord de partage des coûts d’investissement auprès des régulateurs (CRE, 2019).

Les interconnections dans un premier temps ont été déployées pour d’augmenter la résilience du réseau (ENTSO-E, 2018). Aujourd’hui elles permettent aussi de répondre à deux nouveaux besoins :  accroitre le bien-être socio-économique et intégrer des énergies renouvelables (EnR) dans le mix-électrique afin de réduire les émissions carbones.

 

En France, 16 projets d’interconnexion sont en cours dont 3 en constructions. Parmi ces projets 15 viennent renforcer des interconnections déjà existantes que ce soit pour moderniser l’infrastructure, réduire la congestion d’une ligne existante ou améliorer l’intégration des EnR.  

Figure 3 : Les projets d’interconnexion en France (ENTSO-E, 2020)

Une nouvelle liaison entre la France et l’Irlande devrait voir le jour en 2025 : le Celtic Interconnector. Cette nouvelle interconnexion vise à exploiter les complémentarités entre les deux mix électriques. L’Irlande est le deuxième plus grand producteur d’énergie éolienne parmi les membres de l’Agence internationale de l'énergie, alors que la France possède la plus grande capacité de production nucléaire d’Europe. Plus largement, le Celtic Interconnector devrait permettre à l’Irlande de bénéficier du réseau continental moins défaillant, et du marché intégré européen dans le contexte du Brexit.

Deux autres projets classés comme d’intérêt commun à l’horizon 2020-2021, particulièrement intéressants pour une meilleure intégration du marché européen, sont Nordlink et NorthSea Link. Le premier est entre la Norvège et Allemagne ; le deuxième entre la Norvège et le Royaume-Uni. En effet, la Norvège possède d’énormes capacités hydroélectriques, ainsi que des centrales pompage-turbinage permettant de stocker de l’énergie. L’Allemagne et le Royaume-Uni ont une forte production éolienne intermittente. Les centrales pompage-turbinage peuvent absorber les excédents de production renouvelable autrement effacés et fournir de l’électricité en cas de faible production éolienne. 

3.    Enjeux des interconnections

En Europe, pour des raisons géographiques et historiques le mix électrique est unique à chaque pays. Par exemple, en France en 2020 le nucléaire représentait 67,21 % de la production énergétique totale suivi par l’hydroélectricité (11,74 %), l’éolien (7,42 %) et le gaz (6,48 %). En Allemagne, il existe une importante production éolienne (23,71 %) qui est complété par du charbon (23,66 %). La Pologne dépend essentiellement du charbon (69,84 %).

Dans des zones géographiques où il a un fort déploiement de sources de production renouvelables intermittentes, les centrales électriques flexibles (comme les centrales thermiques, et hydrauliques avec des réservoirs importants) ont pour vocation d’assurer la sécurité des systèmes électriques.

Les interconnexions électriques peuvent compléter les centrales flexibles, voir les remplacer, pour assurer la résilience du système lorsque la part de sources renouvelables dans le mix électrique est importante (Yang, 2020). A condition d’avoir une coordination entre pays dans le déploiement de leurs sources de production, la demande peut être compensée par des centrales électriques flexibles de régions voisines ou des EnR lorsque la corrélation entre celles-ci est imparfaite. Plus les sources renouvelables sont corrélées, c’est-à-dire que qu’elles sont exposées très souvent aux mêmes conditions climatiques, plus nous aurons de la capacité inutilisée voir effacée lorsque les conditions climatiques sont favorables. Ceci réduit les bénéfices potentiels des interconnexions dans un contexte de fort déploiement de EnR.

Actuellement, l’instrument qui permet la coordination des différentes centrales de production électrique est le prix de gros. Ce prix de gros se forme au sein de chaque marché local en utilisant le concept d’ordre de merite[iii] qui fait appel aux centrales en fonction du coût marginal de production. Le prix de gros est donc un signal des ressources présentes au sein de chaque pays, il ne prend pas en compte les charges du réseau ni les taxes. Étant donné que l’électricité est un bien homogène[iv], les interconnexions sont au profit des technologies plus efficaces en termes de coût. Le couplage des marchés d’électricité oriente donc les flux d’électricité des régions ayant des prix de gros faibles vers des régions où les prix sont plus élevés.

Si bien que les interconnexions peuvent aider à compenser les défaillances soudaines dans une zone géographique, elles peuvent aussi forcer les centrales électriques flexibles à sortir du marché.  

Des nombreux mécanismes de support financier comme les prix d’achat garantis, certificats verts et l’accès prioritaire au réseau (Bahar & Sauvage, 2013) ont été mis en place pour développer les EnR. Ceci a entrainé une chute du prix de gros, mais la demande d’électricité est restée inchangée. Cependant ça n’a pas été le cas pour le prix de détail payé par les consommateurs, qui au contraire a augmenté en raison des taxes pour financer les énergies renouvelables. En effet, pour maintenir un certain niveau de sécurité d’approvisionnement, on est obligé de maintenir des centrales flexibles en route ce qui implique des coûts qui sont transféré aux consommateurs sous la forme de charges liées aux énergies renouvelables.

Des marchés avec une forte présence de EnR intermittentes peuvent ainsi présenter par périodes des prix de gros très faibles voir négatifs (Allemagne 2009).  Ceci peut être exacerbé par le coût social du carbone[v] (CSC). En effet, Yang (2020) considère qu’une interconnexion entre une région avec un mix électrique à dominante renouvelable et une autre région à dominante fossile peut accroitre (respectivement réduire), les émissions carbones lorsque le CSC est faible (respectivement élevé). L’accès à de l’électricité d’origine fossile à coût faible a deux effets : effet de technique inverse et effet d’échelle. Le premier limite le déploiement de EnR puisqu’on a davantage recours aux énergies fossiles. Le deuxième entraine une hausse de la demande d’électricité. Ces deux effets exacerbent le niveau d’émissions.

Plusieurs solutions existent pour assurer un meilleur fonctionnement du marché de gros.  Afin de bénéficier de tout le potentiel des interconnexions en termes de résilience du système tout en intégrant des EnR pour réduire les émissions carbones il est nécessaire que ces solutions soient coordonnées au niveau régional.

Une première solution proposée par Percebois et Pommeret (2019) consiste à prendre en compte les coûts de stockage et déstockage d’énergie associés aux EnR intermittentes. Ces coût seraient pris en compte en tant qu’externalités de la même façon que les énergies fossiles intègrent à leur coût les émissions carbones. Au-delà du CSC d’autres instruments pour intégrer les externalités associées aux émissions peuvent être considérés, comme les permis carbones. 

Une autre possibilité consiste à séparer les enchères du prix de gros en deux. Une pour les centrales flexibles basée sur le coût marginal et une autre pour les productions intermittentes basée sur le coût moyen. Le coût marginal représente le coût engendré par la production d’un watt supplémentaire alors que le coût moyen est le coût unitaire de production. Les EnR seraient prioritaires lorsque leur coût moyen de production est inférieur au coût marginal des centrales flexibles. Ceci semble possible avec une taxe pigouvienne élevée au niveau du CSC permettant en même temps d’avoir un marché décentralisé compétitif.

Finalement, Hildmann, Ulbig et Andersson (2013) proposent d’accroitre le volume échangé sur les bourses d’électricité tout en éliminant les mécanismes de support aux EnR. En effet, actuellement en France il est possible de s’approvisionner sur des bourses d’électricité comme EPEX Spot (pour les échanges infra-journaliers et du lendemain) ou EEX Power Derivative (pour les échanges futurs) ou alors à travers des contrats bilatéraux OTC (Over-the-Counter Trading). Ces mesures permettraient d’avoir un marché fonctionnel malgré un fort déploiement de EnR. Néanmoins, une augmentation du volume échangé dans le marché spot pourrait entrainer des difficultés similaires à la crise d’énergie en Californie[vi]

Conclusion

En Europe, un nombre important de projets sont en cours afin d’atteindre l’objectif de 15 % d’interconnexion entre pays à l’horizon 2030. Ces projets viennent renforcer des lignes déjà existantes pour réduire la congestion et exploiter les complémentarités entre pays dans un contexte de déploiement de EnR.

Sans revisiter l’organisation actuelle du marché de gros et donc des échanges entre pays en termes d’électricité, les coûts liés aux interconnections peuvent l’emporter sur les bénéfices.  Des études économiques proposent de nombreuses solutions pour réévaluer le coût réel des EnR tout en intégrant les externalités liées à la pollution. Cependant, dans un contexte d’expansion du marché intégré européen, ces mesures doivent être uniformes et coordonnées au niveau régional.

Références

Bahar, H. et J. Sauvage (2013), « Cross-Border Trade in Electricity and the Development of Renewables-Based Electric Power : Lessons from Europe », Documents de travail de l'OCDE sur le commerce et l'environnement, n° 2013/02, Éditions OCDE, Paris, https://doi.org/10.1787/5k4869cdwnzr-en.

Commission Européenne. (2013). Règlement n°347/2013.

Commission de Régulation de l’Énergie. (2019). Interconnexions.

Dambrine, F. (2019). Analyse micro-économique de l’intégration des EnR électriques intermittentes dans un système de production électrique. Annales des Mines - Responsabilité et environnement, 1(1), 7-14. https://doi.org/10.3917/re1.093.0007

ENTSO-E. (2020). TYNDP 2020 Projects Sheets. (Données).

M. Hildmann, A. Ulbig and G. Andersson, "Revisiting the merit-order effect of renewable energy sources," 2015 IEEE Power & Energy Society General Meeting, 2015, pp. 1-1, doi: 10.1109/PESGM.2015.7286477.

Our World in Data. (2020). France: Energy Country Profile. https://ourworldindata.org/energy/country/france

Percebois, Jacques & Pommeret, Stanislas, 2019. "Storage cost induced by a large substitution of nuclear by intermittent renewable energies: The French case," Energy Policy, Elsevier, vol. 135(C).

Pollitt, M.G. The European Single Market in Electricity: An Economic Assessment. Rev Ind Organ 55, 63–87 (2019). https://doi.org/10.1007/s11151-019-09682-w

Yuting,Y. (2020). Electricity Interconnection with Intermittent Renewables , TSE Working Paper, n° 20-1075.


[i]Sources de production dont la production ne peut être contrôlée et qui dépendent des éléments naturels.

[ii]Infrastructure dont la reproduction est extrêmement difficile en raison de contraintes physiques, géographiques ou économiques. Refuser l’accès à cette infrastructure est considéré comme un abus de position dominante.

[iii]Les centrales électriques sont mises en service sur le réseau en fonction de leur coût variable de production.

[iv] On parle du courant électrique utilisé par les consommateurs pour alimenter des équipements.

[v]Le coût social du carbone (CSC) mesure la valeur actualisée en termes monétaires des dommages provoqués par l’émissions d’une tonne supplémentaire de carbone.

[vi] Lors de la libéralisation du marché électrique en Californie, les distributeurs d’électricité étaient obligés d’acheter l’énergie en bourse. Il n’était plus possible de négocier de contrats à long terme avec les producteurs.

Ceci a entraîné un gonflement illégal des prix en bourse sous l’impulsion de la compagnie Enron. La production d’électricité a été réduite ce qui a conduit à une pénurie d’énergie : la crise énergétique Californienne.


 

Diplômée du Master « Économie des marchés et des organisations » de l'École d'Économie de Toulouse, Sai Bravo prépare une thèse à l'Université de Pau et Pays de l'Adour financée par la « Chaire d'Économie du Gaz Naturel » de l'École des Mines de Paris, sur le rôle de l'hydrogène dans la transition énergétique. Ses centres d'intérêt portent sur l'économie industrielle, l'économie de l'environnement et de l'énergie, en particulier les problématiques de concurrence et régulation.

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