Le Japon : source d’inspiration pour la Banque centrale Européenne ? (Note)

Utilité de l’article : cette note permet de mettre en lumière les limites de la politique monétaire en zone euro face à la persistance de l’environnement de taux bas. Dans ce contexte, l’expérience de la Banque du Japon peut servir à la Banque Centrale Européenne, en particulier dans le cadre de sa revue stratégique.

Résumé :

  • Nous revenons sur les décisions prises par la Banque du Japon ces dernières années pour combattre la chute des anticipations d’inflation et les conséquences de la persistance d’un environnement de taux bas ;
  • Partant du constat que la zone euro partage de nombreux points communs avec le Japon, nous essayons d’analyser les possibles transpositions à la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) ;
  • Le timing n’est évidemment pas anodin puisque la BCE réalise actuellement une revue de sa politique monétaire afin d’évaluer la pertinence de sa cible d'inflation, l'efficacité des outils actuels et l'opportunité d'en adopter de nouveaux ;

Depuis une décennie, l’économie de la zone euro a eu tendance à se « japonifier », forçant la Banque central européenne (BCE) à explorer les taux d’intérêt négatifs et les programmes d’achats d’actifs afin d’éviter les pressions déflationnistes et tenter de relancer une croissance économique atone. Pourtant, la Banque du Japon (BdJ) a encore fait preuve de créativité ces dernières années en opérant un contrôle de la courbe des taux[1]  et en intervenant directement sur le marché actions par des achats d’ETFs[2] .

En janvier 2020, la BCE a officiellement lancé sa revue stratégique. Les objectifs sont multiples puisque l’évaluation doit porter sur la formulation quantitative de la stabilité des prix, la gamme des instruments de politique monétaire, les analyses économique et monétaire et les modes de communication. D’autres considérations, en rapport avec la stabilité financière, l’emploi et le développement durable, devraient également être prises en compte dans l’évaluation. Dans ce cadre, il y a probablement des enseignements à tirer de l’expérience japonaise.

L’objectif de cette note est d’analyser les coûts et bénéfices des différentes mesures adoptées par la Banque du Japon ces dernières années et étudier leur transposabilité à la stratégie de la BCE.

1. Quel objectif d’inflation ?

La stabilité des prix est devenue de manière pérenne le premier objectif des banques centrales depuis la fin des années 1970 mais ce n’est que plus tard qu’une cible quantifiée fut introduite. La Banque du Japon a attendu 2013 pour introduire officiellement une cible explicite de 2 %. Depuis 2016, la BCE a peu ou prou le même objectif puisqu’elle doit « atteindre à moyen terme la stabilité des prix à une cible proche mais en dessous de 2 % ». Rétrospectivement, la cible parait bien éloignée de la réalité. Au Japon, l’inflation sous-jacente, qui exclue les composantes volatiles comme les prix alimentaires ou énergétiques, a difficilement dépassé 1 % (hors période de hausse de TVA en 2014). La Banque du Japon avait d’ores et déjà exclu toute modification de son objectif d’inflation lors de sa revue stratégique. Toutefois, les conclusions furent intéressantes pour connaitre les raisons de son maintien. Au-delà des explications structurelles (démographie, marché de l’emploi), la principale explication repose sur le fait que la majeure partie des anticipations d’inflation au Japon sont ancrées vers le passé (anticipations adaptatives) et qu’elles nécessitent donc un engagement fort pour atteindre la cible afin que les agents économiques puissent le percevoir comme une faisabilité et non plus comme un objectif inatteignable. Dans ce contexte, diminuer la cible pourrait être perçu comme un aveu d’échec.

En zone euro, la revue stratégique de la BCE pourrait permettre de réviser la définition de son objectif d’inflation, en particulier après les derniers commentaires de l’ancien président de la BCE M. Draghi, qui en 2019 suggérait qu’« une cible symétrique signifie essentiellement que notre cible de 2 % n’est pas un plafond, et que l'inflation peut aussi bien dévier en-dessous qu’au-dessus »[3] . A l’instar de la Banque du Japon ou de la Réserve Fédérale (Fed) aux Etats-Unis, la BCE pourrait s’engager plus fermement dans l’atteinte de sa cible. La Fed a récemment adopté l’Average Inflation Targeting[4] , permettant à la banque centrale de tolérer un dépassement de l’objectif et donc se laisser un peu de temps (et donc à l’économie de continuer à croitre) avant de devoir resserrer sa politique monétaire. Une autre solution envisagée serait d’adopter comme la Banque d’Australie une fourchette de ciblage tout en maintenant une limite basse compatible avec la cible actuelle comprise entre 2-3 %. Choisir un objectif trop ambitieux peut piéger la BCE dans une politique accommodante perpétuelle. A l’inverse, rabaisser l’objectif peut être assimilé à un échec et entamer sa crédibilité. Le choix de l’objectif sera une question d’équilibre et de communication.

Sources : Banque Centrale Européenne, Banque du Japon, BSI Economics

La Banque du Japon a adopté de nouveaux outils ces dernières décennies et malgré des résultats en demi-teinte, il est possible d’analyser leur succès ou leur échec et ainsi débattre de leur transposition à la politique monétaire de la BCE.

2. Innover dans un environnement de taux bas

La Banque du Japon n’a pas instauré en premier les taux directeurs négatifs mais a une expérience non négligeable sur l’environnement de taux bas. En effet, hormis une période de resserrement entre juillet 2006 et décembre 2008, le taux de court terme est resté à 0 % du début des années 2000 jusqu’en février 2016, date à laquelle il est passé en territoire négatif (-0,1 %).

En théorie, abaisser les taux de court terme doit permettre de réduire les taux sur l’ensemble de la courbe des taux et favoriser une dépréciation du taux de change. En effet, toutes choses égales par ailleurs, si les taux d’intérêt nominaux japonais diminuent, la différence des taux d’intérêt réels (taux d’intérêt nominal ajusté de l’inflation) avec les autres pays est plus importante donc les afflux de capitaux sont moins importants et cela entraine une dépréciation de la monnaie domestique. La baisse des coûts de financement et la dépréciation de la monnaie domestiques doivent en théorie participer à la reprise de l’activité économique.

Toutefois, le déclin démographique, le manque de perspectives économiques et un régime de déflation n’a pas permis au Japon de renouer avec une phase d’expansion économique et la Banque du Japon n’a eu d’autres choix que de maintenir ses taux directeurs extrêmement bas. La persistance dans le temps de cet environnement de taux bas a compliqué la transmission de la politique monétaire, en particulier au travers du canal bancaire.

Les difficultés du secteur bancaire nippon ne sont pas nouvelles et ont émergées à la suite de la crise financière de 1990 puis de la période dite de la « décennie perdue », qui se caractérise par une très faible croissance et une période de déflation. En 2008, le secteur bancaire a mieux résisté que d’autres pays car il était moins exposé aux actifs « toxiques », même s’il a subi une baisse importante du ratio de solvabilité qui a nécessité des recapitalisations. Enfin, le système bancaire nippon est hétéroclite avec quelques grandes banques ayant accès aux marchés internationaux et pouvant donc diversifier leurs revenus et une multitude de banques régionales pour lesquelles on constate une baisse régulière de rentabilité directement liée au déclin démographique et une faible diversification. La persistance dans le temps d’un environnement de taux bas (et même de taux négatifs sur les réserves) érode les fonds propreset donc la capacité des banques à prêter.

La Banque du Japon a mis en place deux mécanismes visant à atténuer l’effet des taux négatifs et inciter les banques à continuer à distribuer du crédit. Premièrement, elle a développé des programmes de prêt aux institutions financières où les faibles taux d’intérêt étaient conditionnés à la distribution de crédit pour les entreprises et les ménages. Une deuxième incitation concerne le taux de rémunération des réserves des banques privées à la banque centrale. Au lieu d’appliquer un seul taux sur les réserves, la BdJ a mis en place un « système à étages » avec trois taux différents (tiering) : +0,1% ; +0,0% et -0,1%. Ainsi, la BdJ propose aux banques de placer une part plus importante de leurs réserves en territoire positif à condition de poursuivre leur distribution de crédit aux ménages et aux entreprises.

Le recours à ces deux instruments, les prêts à long terme et le tiering, illustre bien les limites et les coûts engendrés par la persistance d’un environnement de taux bas. Pour autant, la Banque du Japon ne peut exclure de baisser à nouveau son taux directeur, en particulier si le yen venait à s’apprécier fortement. Réduire l’écart de taux d’intérêt réel avec ses concurrents économiques, c’est accepter le risque d’un afflux d’investissements qui apprécie le cours de votre monnaie et fait craindre le risque d’une déflation importée, annihilant ainsi les efforts entrepris pour augmenter l’inflation.

Le parallèle avec la zone euro est assez évident, à la différence près que le système bancaire européen n’est pas (encore) aussi fragile qu’au Japon. Les taux de court terme sont en territoire négatif depuis 2014, les opérations de prêt à long terme (TLTROs) font désormais parties des opérations courantes de soutien au secteur bancaire et le tiering a été mis en place en 2019. La BCE semble réfractaire à toute nouvelle baisse des taux directeurs, consciente que les coûts d’une telle politique dépassent probablement les avantages, en particulier pour le secteur financier. Pour les mêmes raisons que la BdJ, la BCE se gardera probablement la possibilité de baisser à nouveau ses taux donc elle doit réfléchir à des mesures de compensation pour le secteur bancaire.

De nouveaux prêts à long terme ou une recalibration du tiering ne seront vraisemblablement plus suffisant, d’autant plus que cela a un « coût » puisque ce sont des opérations « à perte » pour la banque centrale. L’objectif de la banque centrale n’est pas faire du profit mais elle doit néanmoins concilier son bilan avec son action. D’où la possibilité de réfléchir à de nouveaux outils en face de nouveaux objectifs. La BdJ a récemment franchi ce pas au nom de la stabilité financière en annonçant la création d’une « subvention » pour les banques qui améliorent leur ratio coûts/revenus ou entament des opérations de fusion et d’acquisition.

Ces mécanismes de subvention pour les banques sont techniquement possibles en zone euro mais impensable au niveau politique. Dans ce cadre, pourquoi ne pas ajouter un nouvel objectif en plus de la stabilité des prix et de la stabilité financière ? La lutte contre le changement climatique peut prétendre au rang des objectifs acceptés par le politique. La BCE pourrait créer un « bonus/malus » carbone autour du taux de refinancement, calculé pour chaque banque en fonction de leur empreinte carbone, elle-même calculé sur les financements qu’elle accorde (Kempf (2020)). Si les banques commerciales se détournent des prêts interbancaires, elles peuvent obtenir des crédits de refinancement auprès de la banque centrale en échangeant des actifs (collatéral). La BCE pourrait suivre la même logique et appliquer une prime carbone en fonction de la qualité écologique des collatéraux.

Toutefois, une mise en place immédiate peut créer une distorsion de concurrence. Un système « primant » les plus vertueuses à un instant t mais qui prendrait aussi en compte les améliorations pourrait atténuer les distorsions. Ainsi, les « primes » perçues par les banques pourraient compenser une politique monétaire encore plus accommodante, par exemple en cas de nouvelles baisses de taux. Il existe des options bien plus efficaces pour « verdir » la politique monétaire de la BCE (QE, TLTROs verts…) mais ici uniquement celles qui pourraient donner quelques marges de manœuvres à la BCE pour approfondir l’efficacité de sa politique de taux d’intérêt négatif sont développés.

3. Promouvoir des programmes d’achats d’actifs flexibles

La seconde grande famille d’instrument repose sur les achats d’actifs. La Banque du Japon a lancé en 2013 un vaste programme d’achat d’actifs, le Quantitative and Qualitative Easing. Il s’agit de racheter des titres de dette souveraine domestique (JGB pour Japanese Government Bond) ou d’entreprises selon un montant communiqué à l’avance. L’effet escompté sur l’inflation reposait sur trois canaux de transmission :

(1) baisse des taux d’intérêt nominaux via la compression des primes de terme ;

(2) un rebalancement de portefeuille vers des actifs plus risqués du fait de l’appréciation des actifs à faible risque ;

(3) la dépréciation de la monnaie via des sorties de capitaux

Comme bon nombre de banques centrales, la Banque du Japon n’est jamais réellement parvenue à redresser les anticipations d’inflation et ceci malgré le triplement de son bilan. En 2016, elle opte donc pour un outil déjà adopté par les Etats-Unis en 1942 [5] : le contrôle de la courbe des taux. Plus précisément, la BdJ s'engage à ajuster ses achats d’actifs afin que le taux d’intérêt des obligations souveraines de maturité 10 ans fluctue autour de 0 % plus ou moins 20 points de base. En d’autres termes, si le taux de l’obligation est trop proche de la fourchette haute (+0,2 %), la BdJ en achète plus afin de le ramener au taux cible - et inversement si le taux atteint la fourchette basse (-0,2 %). Si la banque centrale est suffisamment crédible, le taux reste proche de 0 % sans même avoir à acheter de titres.

La flexibilité du programme joue un rôle clé dans son efficacité puisqu’on a constaté une diminution des achats nets mensuel de dette souveraine, passant de 90 Mds € en avril 2016 à 40 Mds € en février 2020. Toutefois, lors de la crise du COVID, la BdJ a rapidement réagi et augmenté ses achats nets à environ 62 Mds € par mois depuis mars 2020. L’autre avantage est que cela évite de mettre en péril le coût de la dette publique en comprimant les taux d’intérêt de sorte qu’ils restent inférieurs au taux de croissance réel.

Toutefois, cet outil n'a pas que des avantages et continue de préoccuper les investisseurs institutionnels tenus par leurs engagements à long terme (compagnies d’assurance, fonds de pension). En effet, ces derniers doivent composer avec des taux de rémunération extrêmement faibles sur l’ensemble de la courbe des taux et vont donc chercher du rendement vers des actifs plus risqués et/ou prennent sur leurs fonds propres tout en révisant régulièrement à la baisse les promesses de rendement pour les épargnants. Pour atténuer ces effets, la BdJ a opté pour une pentification accrue de la courbe des taux – une différence plus marquée entre les taux d’intérêt à très long-terme et les taux à court moyen terme – en achetant moins de titres avec des maturités très longues (10-40 ans) et en maintenant des achats importants sur des maturités plus « courtes » (0-10 ans).

Une transposition explicite de la stratégie de contrôle de la courbe des taux en zone euro semble compliquée car il existe autant de dettes souveraines que de pays dans la zone euro et cibler un taux de référence (comme par exemple la moyenne pondérée des taux d’intérêt de chaque pays) pourrait se heurter à des résistances politiques. Pour autant, la BCE semble avoir trouvé une parade avec le Pandemic Emergency Purchasing Programme (PEPP), introduit en mars dernier et qui permet d’acheter de façon flexible la plupart des dettes souveraines et d’entreprises de la zone euro. La BCE exerce implicitement un contrôle des courbes de taux grâce à la flexibilité de ses achats qui évoluent en fonction « de conditions de financement » dont la définition est volontairement vague puisque la BCE se base sur une approche « holistique et multifacettes ». Même si ce programme n’a pas vocation à perdurer, la BCE s’est donnée un peu de marge en décalant la fin des achats nets en mars 2022 et les opérations de réinvestissement jusqu’à la fin 2023.

La BCE doit aussi concilier son action avec des limites de détention définies dans les traités européens or le stock de dette détenu par la BCE approche de ces limites, en particulier sur la dette souveraine[6] . Face à cet enjeu, il existe deux alternatives : modifier les règles actuelles ou diminuer les achats nets de la BCE (ou autrement dit faire en sorte que le stock augmente moins vite que la croissance du PIB).

La première solution nécessiterait des arbitrages politiques importants comme augmenter ou même supprimer ces limites de détention. Après tout, ni la Banque du Japon, ni la Réserve Fédérale n’a officiellement de limites concernant le pourcentage de dette qu’elle peut détenir. Une autre option pourrait être de cibler davantage les rachats dans les pays où les risques sont les plus élevés. Toutefois, cela parait peu probable tant les divergences entre pays membres diffèrent sur ces options. Une fois la crise terminée, on peut supposer que la BCE cherchera plutôt un moyen de réduire ses achats nets à moyen terme. Communiquer à l’avance un volume d’achat et s’y tenir permet de donner une certaine visibilité aux marchés financiers mais dans le cas de la BCE, elle peut difficilement augmenter son programme actuel sans fragiliser sa crédibilité au regard des traités européens. Ainsi, il semble peut-être opportun d’étendre le principe de flexibilité du PEPP à l’APP[7] , qui pourrait redevenir le seul programme d’achat d’actifs dans quelques semestres, même si cette supposition n’est pas nécessairement discutée officiellement à ce stade. Comme soulignée dans l‘expérience japonaise, la crédibilité de la BCE sera primordiale pour lui permettre d’acheter uniquement lorsque cela est nécessaire.

La Banque du Japon n'achète pas seulement des obligations d'Etats ou d'entreprises. Face à un risque de décrochage des anticipations d'inflation, la BdJ avait décidé dès 2014 de combiner et décupler les instruments non conventionnels en intervenant directement sur le marché action via des ETFs ou encore via des fonds côtés d’immobilier (Japanese Real-Estate Investment Trusts). L’objectif était de stimuler la consommation et donc l’inflation via une hausse des patrimoines financiers par un effet de richesse donc, mais aussi amoindrir le choc en cas de phase de retournement.

Sept ans plus tard, les avoirs de la BdJ ont dépassé l’équivalent de 350 Mds € et représentent désormais 7 % du marché action japonais et 90 % du marché des ETFs japonais. Désormais, on accuse la BdJ de distordre les prix et alimenter une possible bulle sur les marchés actions mais aussi de compliquer la gouvernance de certaines entreprises car la BdJ dispose de sièges aux conseils d’administrations mais doit rester neutre. Enfin, elle expose son bilan à des pertes importantes en cas de retournement.

La BCE pourrait être tentée d'ajouter cet outil à son arsenal monétaire même si les risques de décrochage des anticipations d’inflation sont encore assez éloignés de ce qu’a vécu le Japon. Toutefois, si elle achète « en direct », il surviendra des problèmes de gouvernance et si ce sont des ETFS, on l’accusera de favoriser la gestion passive. De plus, la résistance politique pourrait être importante de la part de certains gouverneurs qui considèrent que l’interventionnisme de la BCE est déjà trop fort. Enfin, il faudrait réfléchir à la règle d’attribution des achats : réplication de l’actuelle quote-part dans les achats d’obligations souveraines (clé de capital) ou nouvelle règle (par secteurs), les limites de détention maximale …etc. Enfin, si une telle mesure est adoptée, les achats devront être flexibles, par exemple en hausse lors des phases de stress et en baisse lors des phases d’expansion.

4. Quid d’une coopération plus étroite entre le budgétaire et le monétaire ?

Dans un autre registre mais toujours pour atteindre les objectifs de la banque centrale, la coordination entre la politique budgétaire et monétaire doit être approfondie. Dans la théorie[8] , une forte relance budgétaire, associée à une politique monétaire accommodante bien calibrée doit permettre d’installer une dynamique positive de croissance et in fine générer de l’inflation.

En faisant le parallèle avec le Japon, l’Europe pourrait s’appuyer sur l’expérience récente des Abenomics qui s’articulaient autour de « trois flèches » : (1) l’assouplissement quantitatif (QQE), (2) une politique budgétaire « flexible », à savoir pro-croissance à court terme, visant l’équilibre du solde primaire à moyen terme, puis la réduction de la dette publique au-delà et (3) un agenda de réformes structurelles ambitieux destiné à promouvoir l’investissement privé et à porter à 2 % le potentiel de croissance. Que l’on ne s’y méprenne, il ne s’agit pas de reproduire les Abenomics. Les caractéristiques des économies ne sont pas identiques et le succès n’est que partiel : le Japon est effectivement sorti de la déflation mais l’inflation reste nettement en dessous de l’objectif tandis que la croissance potentielle a peu progressé. Toutefois, une telle coordination entre le budgétaire et le monétaire pourrait inspirer les membres de la zone euro.

Le plan de relance de l'Union Européenne répond partiellement à cette notion de coopération plus étroite. Ce plan vise non seulement à accélérer la transition énergétique et digitale mais aussi plus largement à stimuler l’ensemble des acteurs publics et privés afin de créer un environnement propice à la hausse de la croissance. Le plan en tant que tel est probablement insuffisant pour modifier de façon substantielle la croissance potentielle mais l’initiative a le mérite d’exister et on ne peut exclure de nouveaux plans à l’avenir, d’autant plus que cela crée de nouveaux actifs éligibles au programme d’achat d’actifs qui ne rentrent pas dans les limites de détentions par pays de la BCE.

Conclusion

La revue stratégique de la BCE est une occasion de redéfinir ou réaffirmer les objectifs et surtout les outils utilisés pour les atteindre. Ainsi, riches de l’expérience japonaise, nous devrons être particulièrement attentif à l’évolution de la politique des taux d’intérêt négatifs et les différentes mesures de compensation. Nous avons vu que l’ajout d’un objectif climatique, associé à la création de nouveaux outils comme un bonus/malus carbone peut créer de nouvelles opportunités. Un deuxième point d‘attention se portera sur l’avenir des programmes d’achats d’actifs et en particulier sur leur flexibilité ainsi qu’à la possibilité de leur extension aux marchés actions. Troisièmement, la coopération entre le budgétaire et le monétaire doit être renforcée.

La BCE a aussi annoncé que la revue stratégique devait servir à évaluer l’action de la politique monétaire afin de lutter contre le réchauffement climatique. Nous n’avons pas traité de façon exhaustive le sujet dans cette note car premièrement la Banque du Japon n’est pas novatrice sur ce sujet et deuxièmement la plupart des options envisagées sont des modulations de programmes déjà existants (eg QE, TLTRO verts) et ne fournit en aucun cas des marges de manœuvre plus importantes à la BCE. Une prochaine note explorant les pistes du verdissement de la politique monétaire pourrait parfaire la compréhension des enjeux de cette revue stratégique. 

Bibliographie

Kempf (2020) « Verdir la politique monétaire », Revue d’économie politique 2020/3, vol. 130

Kenneth Garbade (2020), “Managing the Treasury Yield Curve in the 1940s” - Federal Reserve Bank of New York Staff Reports

C.Blot, J.Creel and P.Hubert (novembre 2019) “Thoughts on a Review of the ECB’s Monetary Policy Strategy”

Discours de Mario Draghi lors du compte rendu de politique monétaire (juillet 2019)

Discours de C.Lagarde (septembre 2020) “The monetary policy strategy review: some preliminary considerations”

O.Blanchard & L.Summers (2019) “Rethinking stabilization policy: evolution or revolution?”–Working Paper NBER

J.Furman & L.Summers (2020) “A Reconsideration of Fiscal Policy in the Era of Low Interest Rates” – Peterson Institute


[1] Dans le cadre de la politique menée par la BdJ, il s’agit d’ajuster le volume d’achat d’obligations afin de le faire correspondre avec le niveau de taux d’intérêt recherché (i.e si le taux de l’obligation augmente au-dessus de la cible, la BdJ en achète plus afin de le ramener au taux cible - et inversement si le taux baisse).

[2] Un Exchange Traded Fund est un fond qui reproduit la performance d’un indice préalablement défini (par exemple le CAC 40)

[3] Discours de Mario Draghi en juillet 2019.

[4] Dans ce cas de figure, l'inflation doit être maintenue au-dessus de l'objectif si elle est restée en dessous auparavant, de sorte que, en moyenne et sur une période donnée, l'inflation se situe au niveau de l'objectif.

[5] Kenneth Garbade (2020), “Managing the Treasury Yield Curve in the 1940s” - Federal Reserve Bank of New York Staff Reports

[6] Il n’y a pas de limites officielles dans le cadre du PEPP car la BCE a souhaité conserver le maximum de flexibilité mais elle doit concilier ses achats avec ceux déjà réalisés dans le programme APP et par exemple elle ne peut pas détenir plus de 50 % de dette d’un émetteur souverain.

[7] L’APP (Asset Purchase Programme) est le programme d’achat d’actif de la BCE, lancé en 2014 afin de lutter contre les risques déflationnistes. Dans ce cadre, la BCE achète des dettes souveraines mais aussi des titres d’entreprises de qualité investment grade. En 2018, la BCE a stoppé les achats nets mais a continué à réinvestir le montant des titres arrivant à échéance. En novembre 2019, elle relance le programme avec des achats nets fixés à €20Mds par mois.

[8] O.Blanchard & L.Summers (2019) “Rethinking stabilization policy: evolution or revolution?” – Working Paper NBER

J.Furman & L.Summers (2020) “A Reconsideration of Fiscal Policy in the Era of Low Interest Rates” – Peterson Institute 

Diplômé de l'ENSAE et de l'Université Paris Dauphine, Hugo Le Damany est économiste au sein d'AXA Investment Managers, la filiale de gestion d'actif du Groupe AXA. Ses centres d'intérêt portent sur la politique monétaire, l'inflation mais aussi sur des problématiques plus larges comme l'économie du changement climatique ainsi que le développement d'analyses économiques alternatives (machine learning).

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