Les oppositions entre activistes et entreprises (Note)

Résumé :

-        On peut généralement diviser en deux catégories les actions mises en place par les groupes d’activistes ciblant les entreprises : les actions « extra institutionnelles » (boycotts, manifestations, etc.) et les actions « intra institutionnelles » (poursuite en justice, votes lors des assemblées d’actionnaires).

-        Lors de boycotts, les activistes doivent prendre de nombreuses décisions stratégiques : cibler l’industrie dans son ensemble ou seulement une entreprise ; viser directement une entreprise, ses fournisseurs ou ses clients, etc.

-        Il est difficile de conclure quant à l’impact de ces actions. Les entreprises dont l’image serait écornée seraient toutefois plus susceptibles de céder aux exigences de groupes d’activistes. La légitimité de la demande aux yeux du public serait également une variable importante.

Utilité de l’article : La campagne « Stop Hate for Profit » met en lumière les relations parfois conflictuelles entre entreprises et groupes d’activistes. Cet article présente une partie de la littérature économique et stratégique abordant ces oppositions afin de mettre en lumière quelques-uns de ses résultats.

La campagne « Stop Hate for Profit » qui vise, depuis juin 2020, Facebook illustre les relations parfois conflictuelles entre entreprises et groupes d’activistes (comme des associations) cherchant à influencer les comportements de celles-ci. Ainsi, au début du mois de juillet, environ 1 000 entreprises (dont Adidas, Coca Cola, Starbuck, etc.) ont décidé de ne plus utiliser les services publicitaires de Facebook tant que le réseau social ne prendrait pas un certain nombre de mesures en lien avec la modération des contenus haineux en ligne. Ces revendications incluent entre autre la suppression des groupes facebooks exprimant des opinions supremassistes, antisémites, conspirationnistes, climato sceptiques, etc. et la mise en place de mesure transparentes et automatiques afin de modérer les propos haineux. [1]  

Depuis le milieu des années 90 et surtout ces dix dernières années, ces relations d’oppositions entre entreprises et activistes font l’objet d’une abondante littérature économique et plus généralement, en stratégie d’entreprise. Sans prétendre à l’exhaustivité, le présent article résume quelques-uns de ces travaux pour mettre en lumière les aspects stratégiques de ces relations.

1. Quels activistes, quelles stratégies ?

Grace à la création d’une base de données sur les actions d’activistes environnementaux aux Etats-Unis entre 1971 et 2003, Eesley et al. (2016) montrent qu’il peut être utile de considérer deux catégories d’activistes :

·       Ceux ayant une idéologie plus radicale et guère favorable aux entreprises, souvent en lien avec des mouvements sociaux « traditionnels » et qui vont privilégier des actions « extra-institutionnelles » comme des boycotts, des manifestations, etc.

·       Ceux qui, au contraire, vont davantage chercher à influencer les entreprises de l’intérieur, en utilisant des moyens institutionnels classiques comme des poursuites en justice et des votes durant les assemblées d’actionnaires. Ce groupe est composé d’investisseurs activistes mais aussi d’association religieuses (aux Etats-Unis).

Ces deux groupes utilisent des moyens différents et vont avoir des impacts différents sur les entreprises. Si le premier cherche à attirer l’attention médiatique et donc à agir sur l’image de l’entreprise, le second groupe va plutôt influencer l’entreprise de l’intérieur ou ses investisseurs et leurs perceptions des risques (environnementaux dans l’étude) afin qu’ils modifient leurs comportements.

2. Quelques dilemmes stratégiques

Considérons maintenant plus en détail les groupes utilisant des actions « extra-institutionnelles » (boycotts, pétitions, manifestations, etc.). Pour ces groupes, quelles sont les décisions stratégiques à prendre ? Une fois encore, sans prétendre à l’exhaustivité, on peut s’appuyer sur la littérature existante et notamment Baron et Diermeier (2007) pour comprendre quelques-unes des dimensions stratégiques à considérer.

·       S’attaquer à une entreprise ou à l’industrie entière ?

Si un groupe d’activistes souhaite faire évoluer une pratique commune à une industrie entière, il semble assez intuitif que le groupe vise l’ensemble des entreprises impliquées dans cette industrie et non pas une entreprise particulière. Toutefois, plusieurs éléments peuvent conduire des activistes à ne cibler qu’une entreprise. Par exemple, il peut être plus facile d’initier un boycott à l’encontre d’une seule entreprise pour rallier d’autres citoyens. En effet, en l’absence de produits substituts, il peut être très couteux ou complexes pour les consommateurs de boycotter l’ensemble des entreprises alors qu’au contraire, boycotter un produit particulier (et acheter le produit d’un concurrent) ne constitue pas un sacrifice important. Baron et Diermeier (2007) développent un exemple intuitif : pour les automobilistes, il est relativement facile de ne pas acheter d’essence d’une entreprise particulière, mais les convaincre de boycotter l’ensemble de l’industrie (i.e. ne plus acheter d’essence) aurait un coût prohibitif, qu’il soit monétaire (racheter un véhicule) ou en temps (trouver des modes de déplacement alternatifs).

Par ailleurs, Baron et Diermeier (2007) expliquent que cibler une entreprise peut s’avérer payant lorsque l’on considère des aspects dynamiques de l’opposition :

-        Cibler une seule entreprise peut permettre aux activistes de remporter une victoire rapide (tant qu’elle ne cède pas, l’entreprise ciblée sait qu’elle perd des parts de marchés au bénéfice de ses concurrents). Grace à la médiatisation de cette victoire, ils pourraient bénéficier d’une hausse des financements ou d’un meilleur recrutement de bénévoles.

-        En capitalisant sur cette première victoire (et les gains financiers, de recrutement, etc.), les activistes peuvent maintenant cibler les concurrents de la première entreprise et se montrer encore plus exigeants.

-        La première entreprise ciblée peut anticiper que ses concurrents seront ciblés à court ou moyen terme. En cédant vite, elle peut minimiser les coûts liés aux conflits puis profiter de la période où elle se retrouve « seule vertueuse » quand ses concurrents seront attaqués.

-        Par ailleurs, lorsque la première entreprise est ciblée, ses concurrents peuvent anticiper qu’ils le seront un jour et accepter « par avance » les exigences des activistes.

·       S’attaquer directement, ou indirectement à sa cible ?

De la même manière, on peut penser qu’il est plus simple de cibler « directement » une entreprise pour faire évoluer ses pratiques. Toutefois, il est aussi possible de cibler ses clients et ses fournisseurs.

Par exemple, Baron et Diermeier (2007) expliquent que l’action du « Rainforest Action Network » pour empêcher la coupe du bois dans des forêts primaires n’avait pas visé les entreprises qui coupaient ce bois (comme l’entreprise Boise Cascade) mais les entreprises qui utilisaient ce bois et interagissaient avec des consommateurs finaux. Ce choix est relativement intuitif : pour ces entreprises, le coût médiatique – auprès du public, donc des consommateurs finaux – d’une campagne était largement plus élevé. Par ailleurs, ces entreprises pouvaient changer leur approvisionnement en bois sans changer entièrement de modèle économique. Une fois les principales entreprises clientes ciblées et s’étant engagées à changer de pratiques, la demande pour le bois issu de forêt primaire était largement amputée. Les fournisseurs – les entreprises coupant les arbres – n’avaient plus qu’à développer une nouvelle offre ou à fermer.

3. Des résultats en demi-teinte ?

La question des résultats des actions de groupes d’activistes est centrale dans la littérature empirique sur les relations entre activistes et entreprises, mais cette question se heurte à des difficultés pratiques. Notamment, il faut différencier l’effet d’une action (un boycott par exemple) sur sa cible – par exemple une diminution de la valorisation boursière, une diminution des ventes, ou une dégradation de « l’image » etc. – et le fait que la cible change le comportement qui était dénoncé par les activistes. La difficulté étant qu’il est parfois difficile (notamment pour les chercheurs) d’observer si les entreprises ciblées changent réellement leurs comportements ou se contentent de déclarations quant à leurs bonnes intentions.

Lorsque l’on s’intéresse à des variables mesurables sans trop de difficultés – comme la valorisation boursière – il n’est pas toujours évident que les actions d’activistes soient effectives. En analysant la littérature existante, King (2008) suggère par exemple que seul un quart des boycotts ont un impact sur leur cible et qu’il existe des preuves (au mieux) mitigées de leur influence sur la valorisation boursière des entreprises. L’analyse des cours boursier d’entreprises ciblées montrent parfois une baisse de la valorisation boursières (par exemple : Davidson et al., 1995) mais aussi parfois des contre intuitifs. Ainsi, en s’appuyant sur 54 boycotts (ou menace de boycotts) ayant eu lieu entre 1980 et 1993, Koku et al. (1997) observent en moyenne des gains boursiers cumulatifs (« cumulative abnormal returns ») anormalement élevé et positifs à court terme après des boycotts ou des menaces de boycotts et aucun impact à long terme. Selon eux, ce résultat pourrait être la conséquence des stratégies des entreprises ciblées qui pourraient lancer des campagnes promotionnelles ou mobilisés des consommateurs soutiens (organisant des « buy-cotts ») en réponse de courts termes aux boycotts. Ce dernier résultat est également intéressant car il montre la difficulté d’utiliser « naïvement » les variables « facilement observables » (cours boursier, ventes, etc.) car les réactions des entreprises aux boycotts peuvent atténuer ou renverser les effets observables. Cela ne signifie pas que les boycotts ne sont pas effectifs puisque ces réactions (mobiliser leurs ressources en relations publics, mettre au point des promotions, etc.) peuvent être couteuses pour les entreprises.

C’est pourquoi, King (2008) ne conclut pas à l’inefficacité de ces stratégies, mais en la nécessité de mesurer au cas par cas si les entreprises ont effectivement répondu aux attentes des activistes. Il va donc créer une variable indiquant une reconnaissance par l’entreprise ciblée de la légitimité des demandes des activistes suivie d’actions afin de mettre en œuvre une large part de ces demandes (aussi, une déclaration publique dans le genre « nous envisageons de … » ne serait pas comptabilisé comme une concession réelle). Pour illustrer cette variable dépendante, King présente le cas de la Warner Reccord qui, suite au boycott organisé par une association de policier à Dallas, a réenregistré et sortis une nouvelle version d’un album sans une chanson intitulée « Cop Killer » (King 2008, p.405). Ensuite, en s’appuyant sur 144 boycotts (dont 53 ont conduits à des concessions) touchant des entreprises américaines cotées en bourse entre 1990 et 2005, il va s’intéresser aux conditions dans lesquelles une entreprise est plus susceptible de céder. King suggère alors que cibler de larges entreprises, bien connues du public et faisant déjà face à des difficultés (déclin des ventes ou de l’image) va accroitre les chances de succès qu’elle cède aux activistes.

En étudiant environ 600 oppositions entre entreprises et activistes environnementaux entre 1971 et 2003 (il peut donc s’agir de boycotts, mais aussi de procès, de pétitions, etc.), Eesley et Lenox (2006) confirment que les entreprises fragilisées ou du moins, disposant de relativement peu de ressources financières (comparativement aux activistes) sont plus susceptibles de cédées aux exigences des activistes. Par ailleurs, ils soulignent également l’importance de la « légitimité » auprès de l’opinion public de la demande des activistes[2] . Intuitivement, plus les exigences des demandes des activistes sont perçues comme importante aux yeux du public, plus l’entreprise ciblée va avoir des chances de céder. Bien que cela soit très anecdotique dans l’article d’Eesley et Lenox (2006), on peut remarquer que les demandes liées au changement climatique étaient alors celles perçues comme les moins légitimes dans l’échantillon (aux Etats-Unis entre 1971 et 2003).

Pour revenir à l’exemple qui a motivé cet article, il est difficile de prédire si le boycott contre Facebook a déjà ou aura un impact. Facebook rentre néanmoins dans la catégorie des entreprises dont l’image a été récemment écornée (on peut penser au scandale Cambridge Analytica par exemple) et qui serait donc – selon King (2008) – les plus susceptibles de céder. Le contexte Etats-Uniens de cet été (la colère et les émeutes liées aux meurtres d’Afro-américains) et l’approche des élections Présidentielles mettent en lumière et peuvent rendre « légitimes » aux yeux du public ces demandes de davantage de modération des contenus Facebook (et ceux, même s’il ne faut pas diviser la polarisation de la société américaine). Toutefois, pour l’heure, il est trop tôt pour déterminer si la campagne « stop hate for profit » a eu un impact véritable et si Marc Zuckerberg ira au-delà des quelques propositions déjà annoncées. [3]

 

4. Conclusion

En utilisant le cas de Facebook et de la campagne « Stop Hate for Profit », cet article introduit la littérature sur les oppositions entre entreprises et activistes. Notamment, il souligne quelques-uns des choix stratégiques mis en lumière par la littérature et les résultats – souvent en demi-teinte – de ces actions.

Pour conclure, on peut également remarquer l’intérêt croissant des sciences sociales et de gestions pour ces questions des oppositions entre entreprises et activistes et plus généralement, pour les liens entre entreprises et sociétés civiles. Par exemple – et bien que cela soit un indicateur très partiel – la plateforme « ScienceDirect » de l’éditeur Elsevier montre que le nombre d’articles publiés contenant les termes « boycotts » et « strategy » a triplé en vingt ans (passant de 80 en 2001 à 248 en 2020). Cet intérêt accru de la part des chercheurs témoigne peut-être d’exigences accrues de la part des citoyens envers les entreprises et permettra d’analyser bien plus finement les relations stratégiques entre les entreprises et leurs parties prenantes.

 

Références :

Baron David P. et Diermeier Daniel, Strategic Activism and Nonmarket Strategy, Journal of Economics & Management Strategy, 2007, Volume 16, Number 3, pp.599–634

Davidson, Wallace N. et Worrell, Dan L. et El-Jelly, Abuzar, Influencing Managers to Change Unpopular Corporate Behavior through Boycotts and Divestitures: A Stock Market Test, Business & Society, 1995, Vol 34, Issue 2, pp171-196.

Eesley Charles et Lenox Michael, FIRM RESPONSES TO SECONDARY STAKEHOLDER ACTION, Strategic Management Journal, 2006, V.27, pp.765-781.

Eesley Charles, Decelles Katherine A. et Lenox Michael, THROUGH THE MUD OR IN THE BOARDROOM: EXAMINING ACTIVIST TYPES AND THEIR STRATEGIES IN TARGETING FIRMS FOR SOCIAL CHANGE, Strategic Management Journal, 2016, V.37, pp.2425-2440.

King Brayden G., A Political Mediation Model of Corporate Response to Social Movement Activism, Administrative Science Quarterly, 2008, Vol. 53, pp. 395–421

Koku, Paul Sergius et Akhigbe, Aigbe et Springer, Thomas M., The Financial Impact of Boycotts and Threats of Boycott, Journal of Business Research, 1997, vol. 40, issue 1, pp. 15-20.

Rehbein Kathleen, Waddock Sandra, et Graves Samuel B, Understanding Shareholder Activism: Which Corporations Are Targeted? BUSINESS & SOCIETY, 2004, Vol. 43 No. 3, September 2004, pp. 239-267

 



[1] La liste des demandes peut être retrouvée ici :
https://www.stophateforprofit.org/productrecommendations

[2] Les auteurs s’appuient sur des enquêtes d’opinion afin de créer un classement des catégories de demandes d’activistes des moins légitimes au plus légitimes. Les auteurs s’accordent sur la difficulté et les erreurs de mesure liés à ce type d’exercice mais assurent de la robustesse de leurs résultats.

[3] Plusieurs articles de presse développent en détails ce boycott à l’encontre de Facebook. Voir par exemple :
Boycott de Facebook : beaucoup de bruit médiatique pour rien ?, France 24, 30/06/2020.
https://www.france24.com/fr/20200630-boycott-de-facebook-beaucoup-de-bruit-m%C3%A9diatique-pour-rien

Diplômé de l'École d'Économie de Toulouse, Christophe est Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux. Ses travaux portent sur les politiques publiques, notamment au niveau local, l'économie urbaine et l'histoire économique. Ses domaines d'intérêts portent sur l'ensemble des politiques publiques.

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