La Reserve Fédérale face au moment anti-Hamiltonien (Note)

Résumé :
- Les finances des Etats et collectivités locales américains connaissent une importante dégradation face à la crise sanitaire, qui se transforme en crise financière sur le marché obligataire dit des « municipalités », qui regroupe les différents échelons de collectivités locales de manière très granulaire et extensive.
- Le pacte financier américain datant des suites de la guerre d’indépendance à la fin du XIXème siècle et des talents de négociateur d’Alexander Hamilton, alors premier Secrétaire du Trésor US, semble ainsi menacé, certains membres du Congrès rejetant le sauvetage financier d’autres Etats par le budget fédéral.
- Dans l’attente d’un plan budgétaire adéquat, actuellement en négociation au Congrès, c’est la Federal Reserve qui s’impose comme acteur en dernier ressort, mobilisant, avec la garantie du Trésor, une facilité de refinancement dédiée aux collectivités locales, en vertu de ses prérogatives spéciales, et stabilisant de facto le marché.


Par certains égards, les Etats-Unis vivent un moment « anti-Hamiltonien » – du nom du premier Secrétaire au Trésor US qui avait organisé la reprise des dettes publiques locales américaines par l’échelon fédéral à la suite de la Guerre d’Indépendance. Aujourd’hui aussi, la situation américaine est marquée par une forte tension sur les finances locales des différents Etats, comtés ou municipalités, en raison de la crise du Covid19.

La crise sanitaire entraine en effet d’importantes pertes de recettes ainsi qu’une volatilité extrême sur le marché obligataire des collectivités locales américaines (dit marché des « municipalités » par abus de langage). La Réserve Fédérale tente de répondre à ce nouveau moment de vérité pour le pacte financier américain en déployant une nouvelle facilité de soutien dédiée à ses collectivités, jouant pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort.

1. La crise sanitaire plonge les collectivités locales américaines dans un risque de crise financière majeure, pesant sur le rebond économique post-pandémique.

Les Etats et collectivités locales constituent ainsi un pan important de l’économie américaine, représentant 3 700 Mds USD de dépenses annuelles (soit 19 % du PIB US) dans des domaines tels que l’éducation, la santé ou les infrastructures . Les dépenses de fonctionnement des collectivités locales US (c’est-à-dire le compte opérationnel de ses collectivités) sont contraintes par l’exigence d’équilibre sur un ou deux exercices budgétaires ; à la différence du compte de capital, qui sert lui à financer de plus larges projets, par exemple d’infrastructures, et qui n’est pas soumis à cette exigence d’équilibre, pouvant même être en déficit.

Les ressources de ses collectivités relèvent en effet de l’imposition foncière ou des revenus et sont donc particulièrement dépendantes du cycle économique. Au-delà de rainy day funds , obligatoires pour chaque Etat et dont les montants s’élevent au total à 62Mds USD, dont près de 10Mds USD pour le seul Texas, les Etats n’ont donc pas de ressources additionnelles immédiatement disponibles, hormis un soutien de l’Etat fédéral. Elles peuvent donc actuellement difficilement jouer leur rôle de soutien à la conjoncture locale.

Dépenses locales vs fédérales aux US avant et pendant la Grande récession : une empreinte contra-cyclique non négligeable mais contrainte



 


En effet, face à la crise sanitaire, les recettes locales diminuent sensiblement, en particulier les recettes fortement liées à la conjoncture, tandis que les dépenses augmentent, si bien que certains Etats, comtés ou villes font déjà face à de premières difficultés budgétaires limitant leur action contra-cyclique. Le Massachusetts, le Missouri, le Kansas, la Pennsylvanie ou encore le Montana observent ainsi une baisse de plus de 50 % de leurs revenus entre les mois d’avril 2019 et 2020 .

Selon un sondage de la National League of Cities, les collectivités locales américaines pourraient ainsi perdre plus de 360 Mds USD de ressources d’ici à 2022 : 1pp de chômage supplémentaire entrainerait ainsi une baisse de 3pp de ressources fiscales, plongeant certains Etats dans des difficultés importantes. La Pennsylvanie perdrait par exemple 40 % de ses revenus cette année tandis que la ville de San Francisco estime qu’elle pourrait perdre 3,6 Mds EUR d’ici à 2024 (cf. carte illustrative, issue de Bloomberg News, sur les pertes de revenu en pourcentage du budget total).


Par ailleurs, l’analyse des données mensuelles du Bureau du Travail sur l’emploi du mois d’avril et de mai montre ainsi que les administrations locales se sont déjà séparées d’1,5 million d’emplois depuis le début de la crise (vs un total de 20,5 Mds USD d’emplois non-agricoles en moins ), comme en 2009 où les anecdotes relatives aux licenciements de policiers ou pompiers avaient marqué l’opinion américaine.

Enfin, en conséquence, les taux d’intérêt sur la dette de ses collectivités locales a atteint un point haut historique à 2,6 % mi-mars pour le taux d’intérêt de référence composite à 10 ans, qui traite ordinairement à des niveaux proches ou inférieurs aux US Treasuries, compte tenu de certains avantages fiscaux par rapport aux bons du Trésor US. D’autres exemples illustrent les difficultés de certaines collectivités, comme la hausse des taux sur les obligations de l’Etat de Californie (taux à 15 ans supérieur à 4,5 % mi-mars contre une moyenne de 1,9 % sur l’année 2019, depuis rétabli autour de 1,5 %) ou les dégradations de la notation de l’Etat du New Jersey.
 
Performance de l’obligation composite de référence à 10 ans pour les collectivités locales vs le taux à 10 ans sur les US Treasuries (Financial Times)


2. Les Etats-Unis vivent un moment « anti-hamiltonien », l’Etat fédéral renonçant pour le moment à jouer pleinement son rôle d’acteur en dernier ressort.

Portées par le leader de la majorité républicaine au Sénat Mitch McConell, des tensions émergent sur un plan politique entre Etats contributeurs nets (comme l’Etat de New York ) et Etats receveurs nets . Les difficultés budgétaires de certains Etats ou de certains comtés et villes ne sont ainsi pas sans rappeler ce moment central de la construction de l’Etat fédéral américain.

En 1790, à la sortie de la Guerre d’indépendance, alors que les 13 Etats constituants alors les Etats-Unis d’Amérique avaient contracté une dette proche de 25 Mds USD, l’Etat fédéral était lui endetté pour un total supérieur à 50 Mds USD. Alexander Hamilton, le premier Secrétaire du Trésor US, dans son First Report on the Public Credit, proposa alors « l’Assumption » (la reprise) de cette dette des 13 Etats fondateurs par l’Etat fédéral, afin d’en centraliser le service et d’en faciliter le refinancement.

Au prix d’une âpre négociation avec notamment James Madison et Thomas Jefferson, représentants les Etats du Sud, défenseurs d’un système décentralisé et averses à toute forme de mutualisation, Alexander Hamilton, parvint de la sorte à mutualiser les dettes de l’époque des différents Etats et de l’Etat fédéral. Les Etats rétifs à cette reprise de dette obtinrent en échange la localisation de la capitale fédérale sur les rives du Potomac, à Washington DC.

Le Second Report on the Public Credit a quant à lui entrainé la mise en place d’une première forme de banque centrale, la National Bank of the United States, à capitaux mixtes (20 % publics) et chargée de soutenir le financement de cette nouvelle dette nationale en offrant des facilités de court terme au budget fédéral. Cette prémisse de banque centrale ne marquera, en revanche, pas l’histoire.

3. La Réserve fédérale joue désormais pleinement ce rôle de prêteur en dernier ressort via une facilité dédiée, la Municipal Lending Facility, qui bénéficie de la garantie du Trésor.

Ce moment « anti-hamiltonien » s’applique actuellement au service de la dette des collectivités locales US, affectées par une crise sur leur marché obligataire. Le marché de la dette locale, dit marché des « municipalities » opposés aux US Treasuries du Trésor américain, s’est en effet développé historiquement suite à ce grand moment hamiltonien post Guerre d’Indépendance, pour financer le développement de grands projets d’infrastructures locaux ou nationaux (canal à New York City, réseau ferroviaire nord Pacifique, etc.) dans le cadre des prérogatives des collectivités locales américaines.

Désormais très large et très profond, l’habituellement tranquille marché des « munis », 4TN USD de titres à la notation principalement Investment grade, toutefois particulièrement éclaté entre 50 000 émetteurs dont certains aux sources de revenus peu durables (eg nurseries, stades) connait un épisode de volatilité extrême.

Cette tension est globale mais plus marquée sur le secteur à haut rendement (et donc plus risqué), comme l’illustre ce graphique comparatif issu de Bloomberg News qui montre la perte de valeur de ses indices de références durant le mois de mars, avant de connaître un rebond suite au déclenchement du QE de la Fed et de l’annonce de la facilité Municipal Lending facility début avril. Les taux sont normalisés au mois de mai 2019 et montrent bien la moindre performance des valeurs plus risquées à haut rendement.

 

Cette tension a entrainé une double réaction des autorités américaines depuis la fin mars et le début du mois d’avril :
- D’un côté, un plan de soutien fédéral (Coronavirus Relief Fund) pour un montant de 150 Mds USD pour les Etats et collectivités affectés par la crise sanitaire (avec un minimum de 1,25 Md USD par Etat) complété probablement d’un autre plan de 1 000 Mds USD encore en négociation au Congrès ;
- De l’autre, la mise en place par la Réserve fédérale d’une Municipal Liquidity Facility (MLF ) pour un montant total de 500 Mds USD (464 Mds USD des réserves fédérales régionales et 35M ds USD du Exchange Stabilisation Fund fédéral), via un effet de levier , généré par un Special Purpose Vehicle (SPV) dédié, supérieur à 14 (vs des niveaux proches de 10 pour les autres facilités introduites par la Fed durant la crise). Elle bénéficie pour partie du soutien en capital du budget fédéral, lui permettant d’éponger une partie des pertes le cas échéant, et opérant de facto une forme de mutualisation.  
Cette facilité, en place jusqu’à la fin de l’année 2020 a minima, vise à réduire le coût de refinancement des autorités locales. Pour cela, la Réserve fédérale  pourra acheter un maximum de 20% de l’encours des titres de maturité courte (maximum 24 mois) émis par les collectivités US en échange d’un tarif limité de 10 points de base. Son périmètre a été augmenté à deux reprises, dont le 3 juin dernier, afin de pouvoir prendre un compte un champ toujours plus large de collectivités : les comtés de plus de 500 000 habitants et les villes de plus de 250 000 habitants.

Ce soutien apporte une aide substantielle aux collectivités locales américaines puisque la dette de court terme représente plus de 2 400 Mds USD, soit 60 % du marché des collectivités locales. Cette facilité complète par ailleurs sa décision d’accepter les dettes des collectivités locales au collatéral de ses opérations de politique monétaire. Son annonce a ainsi entrainé une vaste détente des taux de ses municipalités, stabilisant de la sorte le marché.

La Réserve fédérale agit ici dans le cadre de l’article 13 paragraphe 3  du Federal Reserve Act, originaire de la Grande dépression postérieure à 1929, qui permet à la Fed de fournir des liquidités à d’autres agents que des établissements de crédit (par exemples des entreprises) sous condition d’approbation et de contrôle par le Congrès américain. Largement utilisée en 2009 comme en 2020, cet article 13 paragraphe 3 constitue une arme de crise particulièrement efficace pour la Réserve fédérale qui agit ainsi directement auprès des entreprises, mais aussi des sociétés de gestion sur le marché monétaire ou encore des primary dealers .

Surtout, par le biais de cette facilité et de son soutien aux différents Etats et aux autres collectivités locales en difficulté, la Federal reserve agit, avec la garantie du Trésor, comme le véritable acteur fédéral en dernier ressort que souhaitait Hamilton, complétant, plus de deux siècles après, l’œuvre du premier Secrétaire au Trésor US.

Diplômé de Sciences Po et de ESCP Europe, Jean Dalbard travaille actuellement à l’Agence France Trésor. Auparavant, il occupait des fonctions à la Banque de France, au sein de la Direction de la mise en oeuvre de la politique monétaire. Il est également maître de conférences en Politiques économiques à Sciences Po. Ses centres d’intérêts portent principalement sur la politique monétaire et les marchés financiers.

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