La réglementation du capital bancaire face à la crise du COVID-19 (Note)

Utilité de l’article : Pour faire face à l’épidémie de COVID-19, les autorités nationales et européennes ont assoupli les exigences en capital bancaire. Cette réaction contracyclique vise à enrayer la propagation de la crise économique vers le système financier. Cet article revient sur les enjeux de la réglementation du capital bancaire, et sur certaines réformes apportées depuis la crise de 2008 : le renforcement des fonds propres bancaires, et la création d’instruments contracycliques.

Résumé :

  • La crise financière de 2008 a révélé deux fragilités de la réglementation bancaire : les banques étaient trop peu capitalisées, et leur comportement procyclique a amplifié la crise ;
  • La capitalisation du système bancaire est aujourd’hui plus élevée, même si son niveau optimal fait toujours l’objet de débats théoriques et empiriques ;
  • L’introduction du coussin contracyclique permet aux régulateurs nationaux d’ajuster le niveau du capital en fonction du cycle ; son relâchement conjoint avec celui d’autres exigences permet aux autorités de réagir de manière contracyclique à la crise du COVID-19.
 

Pour impressionnantes qu’elles soient, les statistiques économiques actuelles reflètent mécaniquement les effets du confinement et la chute de la production concomitante. Un facteur déterminant pour que l’impact de cette crise n’aille pas au-delà des effets directs du confinement sera d’éviter qu’elle ne dégénère en crise financière. Les régulateurs ont pris les devants. Parmi les mesures emblématiques, les autorités nationales et européennes ont ainsi assoupli les exigences en capital bancaire.

Mais que signifient ces mesures ? Pour mieux comprendre les enjeux, cet article revient sur la logique de la réglementation du capital bancaire, et sur le débat concernant le calibrage et la procyclicité des exigences qui a animé les dix dernières années.

Un cadre réglementaire mondial fixé par les accords de Bâle

Le capital bancaire correspond aux fonds propres bancaires, c’est-à-dire à la différence comptable entre ce que la banque détient (notamment des prêts aux entreprises et aux ménages), et ce qu’elle doit (notamment des dépôts des ménages et des entreprises). Une réglementation portant sur le capital bancaire consiste à limiter le taux d’endettement des banques. Si de telles règles sembleraient étranges dans d’autres secteurs d’activité, elles sont légitimées dans le secteur bancaire par l’existence de la garantie publique des dépôts : une garantie sur les prêts des ménages envers les banques (leurs dépôts), à concurrence de cent mille euros, qui vise à éviter les paniques bancaires [Note 1]. Cette garantie revient à subventionner avec de l’argent public le financement par dépôts des banques : les ménages n’ont plus à tarifer le risque de défaut de leur banque, et peuvent se satisfaire de taux très bas sur leur épargne puisqu'elle est sûre. On parle d’aléa moral, au sens où les ménages se comportent différemment de s’ils portaient eux-mêmes le risque de défaut de leur banque. Il est donc logique que l’État exige un minimum de fonds propres bancaires pour limiter le recours à cette assurance. Le principe est le suivant : le capital doit permettre aux banques de faire face à des pertes inattendues, c’est-à-dire non tarifées dans leurs taux d’intérêts commerciaux. Depuis les premiers accords de Bâle en 1988, ces exigences en capital sont ainsi harmonisées au niveau international.

Ces exigences s’appliquaient cependant indépendamment du niveau de risque des crédits. Cela introduisait un risque d’arbitrage réglementaire : les banques pouvaient chercher à prendre davantage de risque sans s’exposer à des exigences plus fortes. Or, ces crédits plus risqués sont également plus sensibles en période de crise : les pertes inattendues sur ces actifs peuvent être plus importantes. Les accords de Bâle II ont par conséquent introduit le concept de pondération par le risque, visant à exprimer l’exigence non plus simplement en fonction du montant du crédit accordé, mais selon le montant de ce crédit pondéré par son niveau de risque. On attribue ainsi une pondération plus élevée aux crédits plus risqués [Note 2]. 

La crise de 2008 a révélé deux limites de ce système. D’une part, les banques n’ont pas été suffisamment capitalisées pour faire face à la matérialisation d’un risque extrême. D’autre part, ce système a entrainé des réactions procycliques des banques qui ont amplifié la crise. Les accords de Bâle III ont tenu compte de ces deux aspects.

Des exigences accrues en capital

Le premier axe de réforme a consisté à augmenter les exigences en capital. L’exigence minimale en capital de meilleure qualité (Common Equity Tier 1, ou CET1 en anglais) s’élève aujourd’hui à 7 % des actifs pondérés par le risque (Risk Weighted Assets, ou RWA en anglais), contre 2 % avant la crise de 2008 [Note 3]. Cette hausse transverse a été complétée par des hausses ciblées sur certains risques : ainsi de l’introduction de coussins spécifiques d’autant plus élevés que la banque est systémique et implicitement protégée par l’État. L’exigence actuelle totale s’élève donc aujourd’hui à 11,7% des RWA dans l’Union bancaire, et le système bancaire détient effectivement du capital à hauteur de 14,6% de ses actifs pondérés (Graphique 1). Numériquement, cela représente 1,700 milliards d’euros de capital, qui couvrent 11,700 milliards d’euros d’actifs pondérés [1] . Malgré la baisse tendancielle des taux de fonds propres dans une perspective historique [2] , Bâle III a donc permis de les renforcer substantiellement sur la période récente [3] . Cependant, la question de leur calibrage optimal fait toujours débat : quel niveau de choc doivent-ils être capable d’absorber ?

  

Source: ECB aggregate SREP outcome. Note : Hormis le coussin de conservation et l’exigence de base, les autres coussins ont un niveau différent en fonction du pays où sont localisées les expositions (coussin contracyclique (CCyB), coussin pour le risque systémique (SRB)) ou en fonction de la banque (coussins pour les institutions systémiques locales (OSII) et globales (GSII), exigences et recommandations de pilier 2).

Dans ce débat s’opposent logiquement deux camps. D’un côté, les défenseurs d’exigences moindres vont mettre en avant la nature particulière de la dette des banques, composée d’une large fraction de dépôts. En offrant ce produit d’épargne aux ménages, les banques remplissent une mission essentielle pour l’économie : créer des titres liquides et sûrs. La production de ce service leur permet de bénéficier d’une prime de liquidité, et explique pourquoi les banques parviennent à se financer à bas coût. Dans ce contexte, limiter le taux d’endettement des banques augmenterait indûment le coût du capital utilisé par les banques pour se financer [4] . Par ricochet, une hausse de leur coût du capital se répercuterait sur le coût du crédit octroyé aux ménages et aux entreprises. Selon les études, cette hausse du coût du crédit serait de 10 à 15 points de base par point de capital [5] .

De l’autre côté du spectre, ceux qui plaident pour des exigences plus strictes défendent que celles-ci rendraient le système financier plus sûr à moindre coût [6] . La logique du théorème de Modigliani-Miller, fondamental en finance d’entreprise, veut que le coût du capital d’une entreprise ne dépende pas de sa structure de financement, mais uniquement de ses opportunités d’investissement [7] . Toute hausse du levier augmenterait mécaniquement le coût du financement d’une unité de fonds propres, devenue plus risquée. Le haut niveau d’endettement observé des banques proviendrait alors surtout de la déductibilité des intérêts de l’impôt sur les sociétés (commune à tous les secteurs d’activité), et de l’assurance des dépôts (spécifique au secteur bancaire). Ces facteurs réduisent le coût de la dette relativement à celui des fonds propres, et incitent les banques à augmenter leur levier pour optimiser leur coût du capital. Enfin, une hausse du coût du crédit pourrait rester bénéfique d’un point de vue sociétal, si elle était compensée par des gains supérieurs en termes de stabilité financière [8] .

Une approche complémentaire pour déterminer le bon niveau des exigences consiste à tester la résilience des banques en imaginant des scénarios économiques et financiers de crise : ce sont les approches dites de « stress tests ». Elles permettent de savoir si le capital détenu suffit à faire face à des scénarios de crise plausibles. En Europe, ces exercices sont notamment réalisés tous les deux ans par l’Autorité Bancaire Européenne. L’exercice réalisé en 2018 chiffrait ainsi les pertes agrégées des banques européennes à 4 points de capital [9] . Dans leur scénario, la moitié des banques devaient restreindre leur distribution de dividendes afin de maintenir leur capital au-dessus des seuils réglementaires [Note 4].

La mise en place de mécanismes contracycliques

Une deuxième défaillance du système pendant la crise fut de provoquer des comportements procycliques qui ont amplifié la crise. En période de tension, le capital bancaire se détériore en effet à travers deux canaux. D’une part, l’augmentation des taux de défaut des emprunteurs entraine directement des pertes pour les banques et entame leur capital. D’autre part, la hausse du risque de défaut se traduit par des exigences accrues par le truchement des pondérations en risque. Dans ce contexte, une banque dispose d’une palette de trois outils pour s’adapter : augmenter son capital, réduire son volume de prêts au bilan (en réduisant son activité de prêts, ou en revendant ses prêts sur le marché secondaire par titrisation), ou encore dé-risquer son portefeuille (restreindre le crédit aux emprunteurs les plus risqués). En situation de crise, la première option peut être très désavantageuse si les cours boursiers ont trop baissé. Les banques vont donc prioritairement utiliser les deux autres leviers. Ce-faisant, l’accès au crédit se complique et peut rétroagir sur la probabilité de défaut de l’emprunteur qui se dégrade davantage.

Pour faire face à ce problème, les accords de Bâle III ont notamment introduit le coussin contracyclique. Cette exigence, fixée par les autorités nationales entre 0 et 2,5 % des RWA, doit être augmentée en période de croissance, et relâchée en période de crise [Note 5]. Les exigences contracycliques avaient démontré leur utilité en Espagne avec l’utilisation d’un système de provisionnement dynamique dans les années 2000 [10] . Les banques devaient alors provisionner davantage en période calme, et pouvaient réduire leurs provisions à l’arrivée d’une crise. Cela n’a pas permis d’éviter la crise bancaire ; toutefois, les banques ayant dû le plus recourir à ce système ont pu davantage maintenir leurs flux de crédit.

Au niveau européen, de nombreux pays ont introduit un coussin contracyclique depuis 2013, quoique dans des proportions hétérogènes. En France, le Haut Conseil de Stabilité Financière a augmenté cette exigence à deux reprises – il devait s’établir à 0,5 % en avril [11] . Dans un contexte de faible profitabilité bancaire, et de mise en œuvre progressive des autres exigences, les régulateurs sont restés prudents avec cet outil (Graphique 2). La crise actuelle constitue pour la plupart des pays une première occasion de relâcher cette exigence [Note 6]. L’utilisation combinée des coussins contracycliques européens et de quelques autres exigences aux mains des autorités nationales a ainsi permis de réduire de 20 milliards d’euros les exigences en capital bancaire européennes, selon la BCE [12].

Graphique 2 - Taux de coussin contracyclique applicables et annoncés par les pays de l’Espace Économique Européen ayant annoncé un coussin non nul à décembre 2019

 

Source : ESRB. Note : la réglementation prévoit un délai d’un an entre une annonce de coussin contracyclique, et son application, pour laisser aux banques le temps de s’ajuster à de nouvelles exigences.

Les régulateurs ont également utilisé d’autres leviers pour donner de la flexibilité aux banques. Dans le détail, le superviseur bancaire unique a autorisé les banques à opérer sous la recommandation de pilier 2 (une exigence en capital discrétionnaire spécifique à chaque banque et fixée par le superviseur), et à couvrir l’exigence de pilier 2 avec du capital de qualité moindre (une mesure prévue initialement pour 2021, et dont l’application a ainsi été avancée). Ces mesures représentent une baisse de 120 milliards d’euros de capital bancaire en agrégé selon le superviseur [13]. D’autres règles techniques ont été assouplies, avec notamment une baisse des exigences en capital pour le risque de marché afin de compenser la volatilité des marchés, et un assouplissement du traitement des prêts non performants [14].

Afin d’éviter que le capital libéré ne soit distribué aux actionnaires, le superviseur a indiqué que les banques ne devraient pas payer de dividendes jusqu’à octobre. Au-delà de la dimension symbolique, cette mesure a un effet contracyclique souhaitable : elle évite que les banques proches de la contrainte en capital ne cherchent à restreindre le crédit au lieu de réduire leurs dividendes. Enfin, un allègement majeur pourrait découler du traitement prudentiel des prêts garantis par l’État. Ces prêts pourraient en effet bénéficier d’une pondération minimale (les crédits garantis par des souverains les mieux notés bénéficient en effet d’une pondération à 0 %), permettant aux banques d’absorber à leur bilan ces prêts sans contraindre leur capital [Note 7].

Conclusion

Les événements actuels vont donc permettre de tester l’architecture réglementaire enfantée par la crise de 2008, et certains facteurs sont rassurants. D’une part, les niveaux de capitalisation du secteur bancaire sont plus élevés. Ensuite, les autorités ont promptement déployé un arsenal de mesures pour limiter les effets potentiellement procycliques des exigences en capital. En complément, les soutiens budgétaires et monétaires permettent de transférer les risques des bilans privés vers les bilans publics, allégeant la contrainte au niveau des banques. Naturellement, les bilans bancaires reflèteront in fine les difficultés de leurs emprunteurs. Les niveaux d’endettement des secteurs privés et publics sont élevés, et ressortiront de la crise plus élevés encore. La soutenabilité de cette dette, fonction de la durée de la crise sanitaire, conditionnera largement la mutation de cette crise réelle en une crise financière, ou pas.

[Note 1] Toute réglementation peut se justifier par une défaillance de marché, c’est-à-dire par l’incapacité des mécanismes concurrentiels à produire un équilibre optimal d’un point de vue sociétal. Voir Market Failure in Context, A. Marciano & S. Medema, 2015, History of Political Economy. L’assurance des dépôts est nécessaire pour éviter les paniques bancaires, qui surviennent du fait d’un problème de coordination entre déposants. Les exigences en capital découlent au premier ordre du problème d’aléa moral introduit par l’assurance des dépôts.

[Note 2] Cette pondération est fixe par classe d’actif en modèle standard (par exemple : 35% pour un prêt immobilier garanti, 100% pour un prêt à une entreprise notée entre BBB+ et BB-), et recalculée lorsque les banques utilisent un modèle interne. Enfin, ce principe prévaut pour les exigences de capital pour le risque de crédit, qui représente l’essentiel du portefeuille d’une banque (s’y ajoutent des exigences pour le risque de marché et le risque opérationnel).

[Note 3] Pour financer un prêt de 1 euro, une banque peut donc s’endetter au maximum de 93 centimes. Le capital de meilleure qualité correspond exclusivement aux résultats non distribués et au capital levé lors d’augmentations de capital. Il s’oppose à des instruments de financement dits « hybrides » (entre fonds propres et dette), comme les obligations convertibles.

[Note 4] En miroir des exigences de capital se trouve un niveau maximum de dividendes distribuables (« Maximum Distributable Amount ») : le niveau maximum de dividendes qu’une banque peut distribuer sans enfreindre ces exigences. Tout profit bancaire non distribué aux actionnaires est en effet par définition conservé au bilan et vient renforcer le capital disponible. Ce niveau maximal peut devenir inférieur aux dividendes prévus si la banque a essuyé trop de pertes.

[Note 5] À ce titre, le coussin contracyclique fait partie d’une nouvelle gamme d’instruments dits macroprudentiels, qui visent à tenir compte des effets macroéconomiques dans la régulation du système financier. Ils viennent en complément des instruments dits microprudentiels, qui cherchent quant à eux à assurer la résilience individuelle des banques.

[Note 6] Les britanniques ont déjà eu l’occasion de baisser leur coussin contracyclique de 1% à 0% à l’occasion du Brexit.

[Note 7] À l’heure où j’écris, ce point est toujours en discussion.

[1] Voir l’exercice de transparence réalisé annuellement par l’Autorité Bancaire Européenne. Chiffres du 2e trimestre 2019.

[2] Bank Capital Redux, O. Jorda & B. Richter & M. Schularick & A. Taylor, forthcoming, Review of Economic Studies.

[3] Will the coronavirus crisis rehabilitate the banks?, Financial Times, April 1 2020.

[4] Liquid-Claim Production, Risk Management, and Bank Capital Structure: Why High Leverage is Optimal for Banks, H. DeAngelo & R. Stulz, 2014, ECGI Finance Working Paper No. 356.

[5] The costs and benefits of bank capital – a review of the literature, Basel Committee on Banking Supervision, June 2019, Working Paper 37.

[6] Fallacies, Irrelevant Facts, and Myths in the Discussion of Capital Regulation: Why Bank Equity is Not Socially Expensive, A. Admati & P. DeMarzo & M. Hellwig & P. Pfleiderer, 2016, Stanford University Graduate School of Business Research Paper.

[7] The Cost of Capital, Corporation Finance and the Theory of Investment, F. Modigliani & M. Miller, 1958, American Economic Review.

[8] Optimal Bank Capital, D. Miles & J. Yang & G. Marcheggiano, 2012, The Economic Journal.

[9] EBA publishes 2018 EU-wide stress tests results, EBA, 2 November 2018, press release.

[10] Macroprudential Policy, Countercyclical Bank Capital Buffers and Credit Supply : Evidence from the Spanish Dynamic Provisioning Experiments, G. Jimenez & S. Ongena & J.-L. Peydro & J. Saurina Salas, 2015, European Banking Center Discussion Paper.

[11] Communiqué de presse du Haut Conseil de Stabilité Financière, Avril 2019

[12] ECB supports macroprudential policy actions taken in response to coronavirus outbreak, ECB, 15 April 2020, press release.

[13] ECB Banking Supervision provides further flexibility to banks in reaction to coronavirus, ECB, 20 March 2020, press release.

[14] ECB Banking Supervision provides temporary relief for capital requirements for market risk, 16 April 2020, press release.

 
 

Dorian Henricot travaille comme économiste à la direction de la stabilité financière de la Banque de France. A ce titre, il s'intéresse à l'endettement du secteur privé, et à la régulation du secteur financier. Auparavant, il était consultant chez McKinsey. Dorian est diplômé de l'Ecole Polytechnique, et a un master d'économie de Pompeu Fabra.

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