Des prix du pétrole négatifs : pourquoi et comment ? (Policy Brief)

Le baril du pétrole référence aux Etats-Unis (WTI) a terminé avec un prix négatif lundi soir, autour de  -36,98 USD, un fait inédit sur ce marché. Si les mécanismes liés à une chute du prix du pétrole sont généralement bien connus, enregistrer un prix négatif pour un bien physique est plus difficile à appréhender. Cet article tente d’apporter des premiers éléments de compréhension à ce phénomène.

Covid-19, guerre du pétrole, stocks élevés : la chute des prix

La pandémie du Covid-19 a un impact profond sur les marchés pétroliers. La récession mondiale anticipée par les principaux instituts de prévision, la contraction du commerce mondiale, la baisse de l’activité dans le secteur des transports, etc. sont autant d’éléments jouant à la baisse sur la demande mondiale de pétrole[1] , alors même que l’offre demeure à des niveaux élevés (100,1 Mls de barils par jour). Dès lors, dans ce contexte, les prix du pétrole s’ajustent mécaniquement à la baisse.

Cette propension à la baisse s’est notamment accélérée début mars 2020, lorsque les pays de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) ainsi que d’autres pays comme la Russie (réunis au sein de l’OPEP+), n’ont pas réussi à trouver un accord pour réduire leur production. En effet, la Russie ne souhaitait pas procéder à des nouvelles baisses de sa production. Une stratégie qui aurait pu  soutenir les prix, augmenter les recettes fiscales et ainsi faciliter le financement des politiques de soutien à l’activité dans les pays pour lesquels les finances publiques reposent essentiellement sur le secteur des hydrocarbures (comme les pays du Golfe).

L’absence d’accord s’est donc traduite par une chute des prix (le prix du baril de Brent passant de près de 52 USD le 2 mars à 22,7 USD le 31 mars). Cette stratégie devait permettre aux pays producteurs, qui n’ont pas besoin de prix de pétrole élevés pour dégager de la rentabilité, de mettre en faillite les producteurs ayant des coûts d’exploitation plus élevés (typiquement aux Etats-Unis), et ainsi de gagner des parts de marché. L’Arabie Saoudite a finalement rompu avec sa politique de réduction de sa production et a mené de concert une forte hausse de sa production (record de production atteint : 12,3 Mls b/j) et des ventes à prix cassés auprès de ses clients asiatiques, pour également renforcer ses parts de marché. Une stratégie en définitive peu fructueuse (le prix du baril Brent a atteint 34,1 USD au 3 avril avant d’entamer une nouvelle baisse tout au long du mois) et très couteuse, à une heure où les pays ont besoin du maximum de ressources financières pour soutenir leurs économies, ce qui a poussé les membres de l’OPEP+ à finalement « changer leur fusil d’épaule ». En effet, les membres de l’OPEP+ se sont entendus le 10 avril sur une première série de réduction de la production de 10 Mls b/j (soit 10 % de la production mondiale) à partir de mai 2020 (le Mexique a cependant tenu à rester en dehors de cet accord).

En attendant le mois de mai, le marché pétrolier reste marqué par un important excès d’offre. De plus, ce surplus d’offre mène les principaux producteurs à augmenter leur stock, l’objectif sous-jacent étant de ne pas vendre à perte maintenant pour mieux écouler leur production ultérieurement lorsque les prix seront remontés. Cependant, cette stratégie présente des limites, avec des contraintes physiques significatives de stockage aux Etats-Unis ainsi que des coûts élevés liés pour stocker ces surplus[2] . Par ailleurs, en conservant des capacités de production élevées (100 Mls de barils par jour), ces stratégies ont tendance à maintenir des pressions baissières continues sur les prix.

Si ces seuls éléments apportent un éclairage sur la dynamique récente des prix sur les marchés du pétrole, ils ne permettent néanmoins pas de comprendre comme les prix du WTI sont passés en territoire négatif. La raison est davantage à chercher du côté des marchés des futures.

Défiance sur le marché des futures aux Etats-Unis : l’imbroglio des prix négatifs

Ces tensions à la baisse, menant à un prix du baril WTI négatif, sont intimement liées au fonctionnement du marchés des futures, essentiels au fonctionnement des opérations d’achat et de ventes sur le marché du pétrole. Pour mieux comprendre les mécanismes sous-jacents derrière la baisse du prix du baril WTI, un point rapide sur les futures semble nécessaire.

Un acheteur de pétrole a généralement le choix entre acheter du pétrole au cours actuel (prix spot) ou d’effectuer un achat avec une livraison différée dans le temps (généralement un mois plus tard). Cette décision peut notamment être motivée par des difficultés de stockage physique au moment où un acheteur souhaiterait réaliser la transaction, mais également pour des raisons financières[3] . Cependant, un achat différé dans le temps expose nécessairement l’acheteur à une variation des cours du pétrole, qui peut jouer en sa défaveur. Pour se protéger contre ce risque, l’acheteur peut alors acquérir un contrat à terme, appelé un future, qui agit comme une option. L’idée derrière cette option est qu’acheteur et vendeur s’entendent au préalable sur un prix pour une livraison qui aura lieu un mois plus tard. Si les conditions sont favorables[4] à l’acheteur, ce dernier aura alors la possibilité de lever cette option pour valider la transaction et les barils lui seront livrés.

Ces futures sont des produits financiers, dont la valeur dépend du prix du baril (prix spot). Sur de courtes maturités, l’évolution du prix spot et du prix des futures est assez similaire, mais pour des maturités plus longues, un écart entre le prix spot et le prix du future peut être enregistré[5] .

Lorsqu’un acheteur opte pour l’acquisition d’un future, les barils sont en principe livrés lorsque le contrat arrive à son terme (généralement un mois plus tard), dans le cas où l’acheteur actionne son future (c.-à-d. qu’il lève l’option). Dans les faits, il existe un certain délai afin d’annuler la levée de l’option, ce délai prenant fin après la période dite de liquidation. Au-delà de ce délai, la levée de l’option est automatique et la position de l’acheteur est alors considérée comme « clôturée » et les barils sont alors livrés physiquement. Cependant, si l’acheteur ne souhaite pas être livré physiquement à l’échéance du contrat et que le fameux délai n’est pas passé, il lui est alors possible de « rouler » son future. Une telle opération consiste à ce que l’acheteur paye pour conserver son option, qui reste valable pour une nouvelle période d’un mois. Il peut également décider de vendre son future.

La date d’échéance pour les futures de mai pour le WTI était le mardi 21 avril. Or, le lundi 20 avril le cours du WTI s’écroulait et les détenteurs de contrats futures cherchaient absolument à céder leur option avant l’échéance. En conservant leurs futures, ils s’exposaient à des pertes substantielles. En effet, ils seraient obligés soit de lever l’option, subir des pertes[6]  et se retrouver avec un stock indésirable de pétrole, soit de « rouler » leurs contrats futures, à des conditions nettement moins avantageuses étant donné que les contrats futures pour le mois de juin se négocient autour de 20,4 USD. Le lundi 20 avril, il n’y avait peu d’acheteurs prêts à acquérir de tels contrats, et le mécanisme offre / demande a fait plonger les prix des futures en territoire négatif (ils atteindront même un point bas de -40,3 USD dans la journée avant de clôturer à -37,6 USD), ce qui a mené le prix du baril de WTI en territoire négatif également.

Conclusion

L’effondrement des prix du WTI auront des conséquences assez néfastes à court terme tant pour les détenteurs des contrats futures sur le WTI que pour les producteurs américains[7] (même si ces derniers bénéficient actuellement de prix garantissant la rentabilité de leur puit nettement plus avantageuse qu’auparavant selon les Dallas Fed Energy Survey) mais également pour les pays de l’OPEP.

Ce type d’évènement sera peut-être un phénomène éphémère ou très épisodique à chaque fois que les contrats futures arriveront à échéance et que le contexte d’excès d’offre n’aura pas évolué.


[1] Elle aurait baissé de -5,6 % en glissement annuel au premier trimestre 2020 selon l’Agence d’Information sur l’Energie, qui anticipe une baisse de -12,2 % au deuxième trimestre pour atteindre 88,5 Mls de barils par jour, et une baisse de 5,2 % sur l’année pour atteindre en moyenne 95,5 Mls b/j..

[2] Plus de 160 Mls de barils seraient actuellement stockés en mer sur des tankers selon Reuters, avec des coûts de location de capacité de stockage en mer qui ont fortement progressé.

[3] L’acheteur ne compte pas nécessairement détenir des barils mais profiter des possibilités sur le marché des futures, en espérant notamment dégager un gain financier, en ayant la possibilité par exemple de vendre son future à un prix avantageux peu de temps avant l’échéance du contrat.

[4] Le prix spot a par exemple augmenté durant le mois écoulé et dépasse le prix négocié un mois auparavant.

[5] Ce qui se traduit généralement par un prix du future supérieur au prix spot (en raison de la prime de risque payée, liée à l’incertitudes sur l’évolution des prix du pétrole à cause de la géopolitique, ou encore des frais de stockage ou de livraison variables).

[6] Liées à l’écart entre le rendement du future et le prix spot.

[7] Selon Reuters : « U.S. crude futures have fallen around 130% to levels well below break-even costs necessary for many shale drillers ».

Diplômé de l’Ecole d’Economie de Paris et de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne en monnaie-banque-finance, Victor Lequillerier est responsable d'études économiques dans une institution financière après plusieurs expériences notamment  au Crédit Agricole et à la Coface. Il a également dispensé des cours d'économie en Master à l'Université de Poitiers pendant quatre années. Victor Lequillerier est Vice-Président, Secrétaire Général et co-fondateur de BSI Economics. 

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