Le Liban en pleine crise (Note)

Utilité de l'article : À la suite du premier défaut de paiement de son histoire le 9 Mars 2020, où en est le Liban ? Cet article revient sur les principaux facteurs ayant conduit le pays à la crise actuelle et pose les bases d’une reflexion sur le déroulé des évènements à venir.

Résumé:

  • La mauvaise gestion des finances publiques au Liban et une corruption endémique ont entrainé une hausse très significative de l’endettement public (158 % du PIB en 2019) ;
  • Le système « d'ingénierie financière »,mis au point par la Banque du Liban, consistant àattirer les dépôts en dollars afin de financer les importants déficits jumeaux, n’a finalement pas empêcher le défaut de paiement, survenu en mars 2020 ;
  • La crise économique que traverse le Liban touche tous les niveaux de l'économie ;
  • Dans un contexte d’épuisement des réserves de change, d’une forte dépendance aux importations et aux envois de fonds de l’étranger, le Liban cherche à présent à restructurer sa dette publique en négociants avec ses créanciers ;
  • Un moyen de sortir de le Liban de la crise actuelle pourrait consister à restructurer le système bancaire en créant de nouvelles banques publiques, des fonds d'investissement publics, des coopératives et d'autres institutions capables de stimuler le développement économique ;

Le Liban traverse actuellement une crise multiple : premier défaut de paiement dans l'histoire du pays, raréfaction du dollar, retraits bancaires fortement limités, coût de la vie plus élevé, décrochage de la livre sur le marché parallèle, haut degré de corruption, etc.

Depuis octobre 2019, les Libanais se révoltent contre la dégradation des conditions économiques, l’inefficacité des politiques publiques et la corruption (le Liban est classé 137 sur 180 pays en 2019 en termes de perception de la corruption selon le Transparency International Index). Ce mouvement a débuté après une semaine où les autorités ont démontré leur impuissance pour gérer d’importants incendies et à la suite de l’instauration d’une taxe sur l’utilisation de l’application téléphonique Whatsapp. Ces manifestations ont notamment mené à la démission du gouvernement.

La formation d’un nouveau gouvernement crédible était la première étape pour permettre au pays de prendre des mesures légitimes et de recevoir potentiellement l’assistance du Fonds Monétaires International (FMI) et/ou d'une aide financière de pays partenaires. Cependant, cette assistance resterait conditionnée à la mise en place rapide des réformes par les autorités ou du moins d’un plan à court terme.

Cependant, à ce stade un tel plan n'a pas pu être finalisé, laissant ainsi le Liban avec très peu d’options au vu de la situation (épuisement des réserves en dollars, imminence d’importantes échéances pour le remboursement de la dette publique). Par conséquent, le 7 mars 2019, le manque de marges de manœuvre du gouvernement l’a poussé à annoncer pour la première fois de son histoire le défaut de paiement sur un eurobond[1] arrivant à échéance le 9 mars (pour une valeur de 1,2 milliard USD).

1. Une crise à tous les niveaux

Le Liban souffre d'une crise économique, bancaire, monétaire et souveraine.

1.1 Le système bancaire et L’ingénierie financière

L’économie libanaise souffre depuis de nombreuses années de déficits jumeaux élévés (budgétaire et courant) qui sont d’habitude financés via des levées de dette obligataire, les envois de fond de la diaspora Libanaise (selon Goldman Sachs en Décembre 2018) ou encore d’autres types de flux d’investissements (des dépôts bancaires étrangers par exemple).

Pour financer ces déficits, le gouvernement et la Banque centrale du Liban (BDl)ont choisi des’appuyer significativement sur le système bancaire local pour financer le déficit public pour ne pas avoir à payer des taux d’intérêt trop élevés sur le marché des capitaux internationaux.Une situation qui à été premise par des “ingénieries financières » et unestratégie de rémunération élevée des dépôts, afin que :

  1. Les banques disposent des ressources financières nécessaires pour acquérir les titres de dette publique ;
  2. Et attirer des dépôts en dollar pour disposer d’USD pour mener des opérations open market stérilisées[2] pour maintenir l’ancrage de la livre libanaise (LBP) à l’USD et ainsi limiter les tensions inflationnistes.

Un système effectivement coûteux d’autant plus si les déficits jumeaux se creusent et qu’aucune réforme n’est menée, avec un important effet d’éviction[3] pour l’accès au crédit et une faible compétitivité prix. Ce système a été particulièrement coûteux, voire inequitable et controvorsé, d’autant plus que certaines études estiment que 40 % des actifs des banques commerciales Libanaises appartiennent à des personnalités politiques, induisant des conflits d’intérêt (cf. étude de l’économiste J. Chaaban publiée par le Economic Research Forum en 2016, intitulée “I’ve got the power”).

L’économiste N. Zouk d’Oxford Economics,lors d’une interview sur CNBCassimilait ce mode opératoire à un schèma dit de Ponzi : le système bancaire récolte des dépôts (contre rémunération) et les utilise pour financer le déficit public et s’appuit notamment sur de « nouveaux dépôts » pour continuer de rémunérer les « anciens » déposants. Un tel schéma est soutenable tant que les dépôts continuent à affluer, mais dès que la croissance des dépôts décélère ou se contracte, ce n’est plus le cas. Or, au second semestre 2019, les dépôts bancaires au Liban se sont contractés de 3,6 % (glissement annuel), avec notamment une chute vertigineuse des dépôts libellés en livre libanaise (-16,5 % en glissement annuel, cf. graphique ci-dessous). Par ailleurs, de nombreux déposants libanais ont pu transférer leur argent à l'étranger, malgré le contrôle des changes appliqué par les banques.

Les dollars et les dépôts sont garantis par la Banque centrale (BdL), tandis que la liquidité en dollars dans le système dépend de la croissance des dépôts en USD, attirés par les niveaux de rémunération élevés de ce type de dépôts, en lien avec la politique monétaire menée par la BdL. Toutefois depuis le dernier trimestre 2019, les dépôts en dollars quittent le pays et la BdL ne semble pas parvenir à inverser la tendance. Cette dynamique baissière a peu de chance de s’enrayer à court terme et seule une assistance financière (via des bailleurs de fonds ou par exemple dans le cadre CEDRE[4] pourrait atténuer le stress de liquidité du dollar.

Par ailleurs, d’autres flux ont eu tendance à se tarir dans le même temps. Dans les cas des fonds des expatriés, l’explication viendrait potentiellement des prix de carburant plus bas, affectant les pays producteurs et la dynamique d’emploi et des revenus des expatriés travaillant dans ces pays (sachant que la part la plus importante des fonds envoyés par les expatriés provient des pays du Golfe). Ces flux ont en tendance à ralentir puis se contracte, particulièrement les dépôts bancaires étrangers, en lien avec la détérioration graduelle de la confiance internationale à l’égard du pays.

1.2 Réserves de la BDL

Début mars 2020, la BdL affirme avoir 29 milliards de dollars de réserves brutes en devises étrangères. Mais un rapport publiéau mois de févrierpar Fitch, estimait que ses passifs en devises dépassaient ses actifs, donnant à la Banque du Liban une position nette négative en devises de près de 40 milliards de dollars, hors or. N. Saidi, ancien vice-gouverneur de la banque centrale, estime que les réserves utilisables sont tombées à environ 3 à 4 milliards de dollars (FT) à cause des déduits de dépôts des banques commerciales que la BdL ne peut disposer en raison des réserves obligatoires, ainsi que des prêts de BdL aux institutions locales (6 à 7 milliards de dollars) destinés à les aider à couvrir leurs engagements envers les banques correspondantes.

1.3 Le Dollar Américain contre la Livre Libanaise

Une économie dollarisée à 72 % se retrouve face à une pénurie de dollars et n'est donc pas en mesure de rembourser sa dette (les eurobonds qui étaient désormais détenues à plus de 50 % par des non-résidents). En d'autres termes, cela signifie en même temps une diminution de l'offre de USD / LBP dans l'économie libanaise, une augmentation de la demande de USD / LBP par les détenteurs d'eurobonds et une spéculation croissante sur la capacité du Liban à rembourser et sur sa situation globale. Une telle situation a comme effet de provoquer une dépréciation sur le marché noir de la livre Libanaise par rapport au dollar.

En février 2020, la livre libanaise est toujours officiellement indexée au dollar à 1 507, mais a perdu plus de 60 % de sa valeur (selon Reuters),car les banques locales rationnent les dollars nécessaires aux importations de nourriture, de médicaments et d'autres biens essentiels.

Cette dépréciation interne nuit aux importations dont le Liban dépend principalement pour la consommation (voir graphique ci-dessous), alimentant ainsi l'inflation de ces produits. Les prix dans les supermarchés doublent désormais, ce qui diminue le revenu réel des consommateurs qui sont déjà sous forte pression (selon Infopro). Le carburant et le pain (subventionnés par le gouvernement) sont à peu près au même prix. Dans le même temps, le gouvernement considère une potentielle augmentation du carburant de 5 000 Livres Libanaises afin de tenter d'augmenter les recettes fiscales.

Echanges commerciaux au Liban (Mls USD)

2. Focus sur la dette

Le niveau d’endettement au Liban s’élevait à 158 % du PIB à la fin de 2019, le 5e plus élevé au monde après le Japon, le Venezuela, le Soudan et la Grèce (World Population Review). Même en période de crise aiguë[1] , le gouvernement libanais n’avait jamais enregistré le moindre défaut de paiement. Il n'a cependant pas pu assurer le paiement le plus récent du 9 mars de l'euro-obligation de 1,2 milliard de dollars[2] . Automatiquement, cela détériore davantage la confiance des marchés internationaux envers l’émetteur souverain libanais. 

Un défaut était soutenu, en particulier par des économistes et des experts financiers qui défendent l'idée que le Liban devrait utiliser ses réserves pour financer l’achat des importations indispensables afin de satisfaire les besoins de la population au lieu de régler dans les temps ses créanciers. Les banques locales en revanche, qui détenaient une partie des eurobonds arrivant à échéance le 9 mars, se sont opposées à un défaut, arguant que cela mettrait de pression sur le secteur et compromettrait les liens du Liban avec les créanciers étrangers. Cependant, comme l'ont dit des responsables libanais : payer la dette en mars aurait été « suicidaire » compte tenu de la situation des réserves et de l’urgence concernant les biens de première nécessité à importer.

Actuellement, le gouvernement prépare des négociations avec ses créanciers pour la restructuration de la dette, avec Lazard Ltd. et de Cleary Gottlieb Steen & Hamilton en tant que conseillers juridiques et financiers. Pour l'année 2020, 700 millions de dollars américains arrivent à échéance en avril et 600 millions en juin (figure ci-dessous).

Echéancier de la dette publique au Liban
 
Après ce premier défaut, une nouvelle dégradation de la situation économique au Liban semble inévitable. Pour rappel, en 2020, l’agence de notation Fitch a abaissé la notation à long terme du Liban en devises étrangères à Ca, soit plus de dix niveaux en dessous de la catégorie investissement. Les agences S&P et Moody’s classent même depuis mars 2020 le pays en catégorie SD et RD, respectivement, soit de défaut de paiement sélectif. Le pays est donc désormais moins bien noté que d’autres pays en difficulté, comme l'Argentine, l’Equateur ou le Mozambique, des pays proches du défaut ou ayant fait défaut.
 
 
Conclusion et “Recommandation”
 
Le prochain défi pour le gouvernement sera de négocier avec ses créanciers. Il lui faudra notamment l'accord d'un nombre suffisant d'investisseurs afin de restructurer la dette (accord de 75 % des créanciers pour chaque série de titre obligataire à restructurer). Ashmore, le gestionnaire d'actifs basé à Londres, a acheté l'obligation de mars ces derniers mois et détient désormais une participation de blocage de 25 % des prochains eurobonds, ce qui lui permettrait de bloquer potentiellement les tentatives du Liban de négocier des conditions de remboursement.
 
Alors que les 30 milliards de dollars de réserves de change du Liban s’épuisent progressivement et que les analystes estiment que 1 à 2 milliards de dollars de devises étrangères quittent le pays sur une base mensuelle, ces réserves doivent être utilisées de manière extrêmement « judicieuse », et en priorité pour soutenir l’économie libanaise. Tous les paiements doivent être renégociés, en particulier en dollars américains et les déposants les plus modestes devraient être protégés.
 
Dans son dernier séminaire sur l'économie et le bien-être du Liban, l’économiste J. Chaaban de l’Université américaine de Beyrouth plaide pour la réaffectation des passifs en fonds propres dans de nouvelles banques publiques, fonds d'investissement publics, coopératives et autres institutions susceptibles de stimuler le développement économique local. Il souligne également la nécessité d'un vaste programme de travauxdans le gouvernement et les secteurs prometteurs des biens et services, par des accords de «growth-bonds»[3] avec les donateurs, et alléger les contraintes (incertitudes, chômage, baisse de salaires) pesant sur la consommation privée afin de booster la demande globale.
 
 
 
Bibliographie :
 
 
 
 
 
 
 
Jad Chaaban. “I’ve Got the Power: Mapping Connections between Lebanon’s Banking Sector and the Ruling Class”. October 2016. Economic Research Forum.
 
 
 
«La remise en route de croissance réelle économie, l'emploi et la justice sociale». Jad Chaaban. Séminaire sur « l'économie du Liban économie ». L'Université américaine de Beyrouth 26/02/2020.
 
 

[1]  Un eurobond est une obligation libellée dans une monnaie différente de celle du pays émetteu. Dans le cas du Liban, il s’agit essentiellement d’obligations en dollar américain.

[2] Opérations monétaires consistant à intervenir sur le marché des changes au jour le jour pour vendre / acheter des devises afin de maintenir la parité de la monnaie centrale face à la monnaie de référence (le dollar américain dans le cadre du Liban). Ces opérations peuvent consister dans certains cas à d’importantes injections de liquidités, qui peuvent mener à des pressions à la hausse sur le niveau général des prix, sans stérilisation. La stérilisation des opérations d’open market consiste alors à utiliser d’autres outils de la politique monétaire, comme l’émission de certificats de dépôts dans le cas du Liban, visant à retirer une part de ces liquidités pour éviter l’apparition de pressions inflationnistes.

[3] L’effet d’éviction provient du fait que les banques locales sont fortement sollicitées pour acheter des titres de dette publique lorsque le déficit public est structurel, consacrant une part élevée de leur activité et à ce dispositif, au détriment de la distribution de crédit au secteur privé, dont l’accès à la liquidité bancaire est alors réduit.

[4]  CEDRE correspond à la conférence internationale de soutien financier au Liban qui a débouché sur un engagement d’environ 9 milliards d’euros en prêts afin de moderniser l’économie du Liban. En revanche, à ce stade le pays ne réunit toujours pas les conditions pour bénéficier de l’aide.

[5] Encore récemment, en novembre 2019, le Liban a effectué un règlement de plus de 1,5 milliard USD de Eurobond, envoyant un signal positif indiquant que le gouvernement était prêt faire face à ses engagements.

[6] Comme l'échéance était imminente pour l’eurobond de 1,2 milliard de dollars du 9 mars, le prix est passé de 90 cents du dollar début février à un record de 53 cents, avec un taux d’intérêt dépassant les 1 000%.

[7] Les ‘growth-bonds’ sont des bonds qui stipulent de garder le capital enfermé pendat une périodeconvenue, de généralement 3 à 5 ans, afin de fournir au pays un certain niveau de croissance.

Marianne Nabha est consultante économique indépendante; elle collabore à divers projets ponctuels académiques ainsi que professionnels portant essentiellement sur l'économie financière. Diplômée de l'École d'Économie de Toulouse (TSE) et de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), elle est également spécialiste en économie quantitative, économie du développement et politiques publiques. Précédemment, Marianne Nabha a travaillé à Beyrouth-Liban en tant qu'analyste risque de crédit chez Fransabank (Beyrouth-Liban) pour deux ans et en tant que consultante économique chez Eqlim Data & Analytics pour trois ans.

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