Politiques publiques et biais ethnique, régional ou partisan (Note)

Utilité de l’article : Les politiques publiques peuvent être biaisées en faveur de groupes proches de décideurs politiques, par exemple, leurs groupes ethniques, leurs régions d’origine, ou des circonscriptions partageant leurs affiliations politiques. Cet article discute des travaux récents d’économistes et de politologues consacrés à ce sujet. Il montre que ce phénomène peut être observé partout, notamment en France et que par ailleurs, la compétition politique semble le limiter.

Résumé :

  • Le favoritisme politique se définit comme le fait que des politiciens allouent de façon disproportionnée des ressources en faveur de certains groupes, notamment en fonction de leur ethnicité, de leur affiliation partisane ou de leur localisation géographique ;
  • Le favoritisme politique ne concerne pas seulement les pays en voie de développement. Il peut être observé partout et notamment en France ;
  • La compétition politique semble limiter le favoritisme politique.

Entre 1970 et 1978, près de deux fois plus de dépenses ont été effectuées au Kenya afin de construire des routes dans les districts majoritairement « Kikuyu » que dans ceux majoritairement « Kalenjin ». Une des explications de cette différence soulignée par Burgess et al. (2015) tient en quelques mots : Kenyatta (1894-1978), le leader du pays, appartenait à la première de ces deux ethnies. Par préférence ou par calcul politique (afin de se maintenir au pouvoir), il aurait alors favorisé son groupe.

Cet exemple constitue un cas d’école du favoritisme politique. Ce phénomène se définit comme le fait que des décideurs politiques[1] allouent de façon disproportionnée des ressources en faveur de certains groupes, notamment en fonction de leur ethnicité, de leur affiliation partisane ou de leur localisation géographique[2] . Il intéresse fortement les politologues et les économistes pour ses conséquences électorales ou parce qu’il engendre des biais et des injustices au sein des politiques publiques.

L’exemple précédent peut donner l’impression que le favoritisme politique concerne prioritairement les pays en voie de développement. Cette impression est fausse, c’est, de fait, un phénomène quasi universel et qui n’épargne pas les pays développés. L’objectif de cet article est de présenter certains des travaux qui soulignent l’importance du favoritisme politique, notamment en France, puis de discuter de l’impact de la compétition politique. Cette dernière semble en effet limiter le favoritisme politique.

Le favoritisme politique : un phénomène universel

Le favoritisme politique ne concerne pas uniquement les pays en voie de développement. De Luca et al. (2018) l’ont montré dans un article au titre évocateur : Ethnic favoritism: An axiom of politics? Ils ont souhaité mesurer dans l’échantillon le plus large possible (139 pays divisés en plus de 2000 régions ethniques [3] observés entre 1992 et 2012) si les régions d’origines des leaders politiques étaient favorisées et bénéficiaient d’un stimulus économique supérieur à des régions voisines et similaires. Afin de construire une variable homogène mesurant l’activité économique, De Luca et ses coauteurs ont utilisé une méthodologie originale. Grâce à des images satellites de l’US Air Force[4] , ils ont utilisé l’intensité lumineuse nocturne des régions, une variable fortement corrélée avec l’activité économique. Ils montrent ensuite que les régions dont sont issues les leaders politiques de pays sont associées à une plus grande intensité lumineuse la nuit. Par ailleurs, un résultat important de cet article est que le « monde riche » (notamment, l’Europe de l’Ouest), bien que souvent associé à un favoritisme ethnique plus faible, n’est pas non plus épargné par le phénomène. Pour adresser les problèmes de causalités inverses – les leaders politiques pourraient provenir de façon disproportionnée des régions les plus dynamiques et donc les plus illuminées – De Luca et al. (2018) montrent que les régions dont seront issus les futures leaders politiques ne seraient pas associés à une intensité lumineuse plus forte. Par exemple, si un leader politique est élu une certaine année (disons 2010), sa région d’origine ne semble pas connaître un différentiel d’intensité lumineuse avant cette année (2010).

Les études précédentes étudient la dimension ethnique du favoritisme politique. Elle n’est pas la seule et les politiques publiques peuvent aussi être biaisées en faveur de régions, que ce soient les circonscriptions électorales ou les régions d’origines de politiciens. Ainsi, Curto-Grau et al. (2018), montrent qu’en Espagne les régions redistribuent davantage de ressources aux municipalités dont le maire partage la couleur politique du dirigeant de la région. Ce résultat est par ailleurs vérifié dans un échantillon de villes où les élections municipales furent extrêmement compétitives, ce qui permet d’assurer qu’il n’est pas la conséquence de différences non-observées entre ville[5] . De même, en Italie, Carozzi et Repetto (2016) montrent que les villes de naissance des membres du Parlement italien ont tendance à recevoir des fonds (transferts de l’Etat vers les municipalités) par habitant plus important (de 2,1 à 2,8 %)[6] .

La France n’est pas épargnée par ce phénomène. Dans un document de travail, Fabre et Sangnier (2017) ont étudié les subventions aux investissements perçues par les communes françaises décidées par le gouvernement. Ils montrent que les communes dont un élu local (souvent le maire) devient ministre bénéficient d’une hausse de près de 45 % de ces subventions après cette nomination[7] . En revanche, à l’inverse de l’article précédemment cité sur les communes italiennes, Fabre et Sangnier (2017) ne détectent pas de biais en faveur des communes de naissance des ministres (seulement celles où ils ont été un élu local). Les auteurs documentent ensuite plusieurs résultats qui aident à l’interprétation de cette hausse des subventions. En particulier, les auteurs montrent la persistance de l’effet détecté après que l’homme politique perde son ministère. Ils suggèrent qu’une partie du mécanisme explicatif pourrait être dû à l’accumulation de connaissances et la création d’un réseau au sein des différentes administrations. Une fois que la commune a bénéficié de davantage de subventions, elle saurait comment maintenir cet avantage.

Comment le limiter ? La compétition politique comme remède

Le favoritisme politique est un phénomène complexe qui répond aux incitations des décideurs politiques. La compétition politique semble notamment limiter le favoritisme politique. Aussi, les institutions qui organisent ou favorisent cette compétition sont généralement associées à des niveaux plus faibles de favoritismes politiques. Ainsi, dans l’article cité ci-dessus sur la construction de routes au Kenya, Burgess et al. (2015) montrent que les biais dans les politiques publiques en faveur de l’ethnie du leader sont observables uniquement lors des périodes où le Kenya subissait des régimes autocratiques. De même, si l’étude de De Luca et al. (2018) suggère que le favoritisme ethnique est un phénomène universel, son importance semble toutefois liée à la qualité des institutions.

Au sein d’un même ensemble institutionnel (à l’intérieur d’un pays par exemple), une variation de la compétition politique peut également limiter le favoritisme politique. Par exemple, Carozzi et Repetto (2016) montrent qu’ils ne détectent plus de favoritisme envers les villes de naissances des politiciens les années précédant des élections. En Espagne, Curto-Grau et al. (2018) montrent eux aussi l’influence de la compétition politique. Lorsque les élections régionales sont davantage compétitives, le favoritisme politique en faveur de municipalité co-partisane est largement diminué. L’explication serait la suivante : les politiciens régionaux viseraienten premier lieu leur réélection et en second lieu à accroître leur influence au sein de municipalités alliées. Ce serait donc seulement quand le premier objectif est assuré qu’ils biaisent les politiques publiques afin de favoriser les municipalités alliées. Aussi, si la compétition politique n’est probablement qu’un « remède » parmi d’autres[8] , elle semble être efficace pour se prémunir, ou du moins limiter, le favoritisme politique.

En conclusion : les incitations des élus décideurs politiques

Il semble donc qu’il existe une tendance « universelle » des élus et décideurs politiques à favoriser les « groupes » qui leur sont proches. Ces groupes peuvent être ethniques, géographiques (la région d’origine de certains politiciens, ou leur circonscription actuelle), ou liés à l’appartenance partisane.

Cependant, cette tendance « universelle » à favoriser les « siens » est largement affectée par les incitations électorales. En particulier, les institutions promouvant la compétition électorale semblent restreindre la portée de ce phénomène. Par ailleurs, au sein d’un même ensemble institutionnel, davantage de compétition est associé à moins de favoritisme politique. Davantage de recherches sont toutefois nécessaire afin de mieux comprendre les liens entre favoritisme politique et compétition politique et de façon plus générale, l’impact de la compétition politique sur les incitations des politiciens. Si cette dernière semble généralement associée à des politiques publiques moins biaisées [9] , elle pourrait avoir aussi des aspects négatifs. Heidhues et Lagerlöf (2003) rappellent par exemple que la compétition politique peut conduire les politiciens à davantage cacher des informations à leurs électeurs.

Références

Burgess, Robin et Jedwab Remi et Miguel Edward et Morjaria Ameet et Padro i Miquel, Gérard, (2015). The Value of Democracy : Evidence from road building in Kenya, American Economic Review, Vol 105 – 6, pp1817-1851.

De Luca, Giacomo et Hodler, Roland et Raschky, Paul A. et Valsecchi, Michele, (2018). Ethnic Favoritism: An Axiom of Politics? Journal of Development Economics, Volume 132, May, Pages 115-129.

Curto-Grau, Marta et Solé-Ollé, Albert et Sorribas-Navarro, Pilar (2018). Does Electoral Competition Curb Party Favoritism? American Economic Journal: Applied Economics, Vol.10, No. 4, Octobre, pp. 378-407.

Fabre, Brice et Sangnier Marc (2017), What Motivates French Pork: Political Carrer Concerns or Private Connections, AMSE working papers.

Carozzi, Felipe et Repetto Luca (2016). Sending the pork home: Birth town bias in transfers to Italian municipalities, Journal of Public Economics, Vol 134, pp42-52.

Heidhues, Paul et Lagerlöf, Johan, (2003). Hiding information in electoral competition. Games and Economic Behavior, Volume 42, Issue 1, January, Pages 48-74.

Solé-Ollé, Albert et Viladecans-Marsal, Elisabet. (2012). Lobbying, political competition, and local land supply: Recent evidence from Spain.Journal of Public Economics, Volume 96, Issues 1–2, February, Pages 10-19.

Svaleryd, Helena & Vlachos, Jonas, 2009. Political rents in a non-corrupt democracyJournal of Public Economics, Elsevier, vol. 93(3-4), pages 355-372, April.


[1]           Les articles consacrés à ce sujet s’intéressent principalement aux détenteurs du pouvoir exécutifs (ministres, président, autocrates, etc.) ou législatifs (députés, etc.). En pratique, le phénomène pourrait concerner toute personne capable d’influencer les politiques publiques.  

[2]                  Cette définition s’inspire fortement de celle proposée par Golden et Min (2013) qui proposent une synthèse de la littérature sur le sujet.

[3]            Dans leurs analyses, les pays/régions sont parfois regroupés en grandes zones géographiques : Asie de l’Est et Pacifique, Asie Centrale et Europe de l’Est, Amérique Latine et Caraïbe, Asie du Sud, Afrique Subsaharienne et enfin l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord. De Luca et al. (2018) incluent de nombreux pays « riches » dans leurs analyses, dont la France, le Royaume-Unis, le Japon, les Etats-Unis, etc.

[4]                  La base de données concernant l’intensité lumineuse a été construite par le National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA).

[5]                  Curto-Grau et al. (2018) utilisent une méthodologie de régression sur discontinuité afin d’assurer de la causalité de leurs résultats.

[6]           Ce résultat est obtenu en utilisant des « effets fixes » et des variables de contrôles par communes, c’est-à-dire en contrôlant pour les caractéristiques de ces communes.

[7] Les auteurs utilisent une méthode de différences de différences dans trois échantillons différents (les communes de plus de 3 500 habitants, celles de plus de 10 000 habitants et un échantillon obtenu après avoir apparié les communes) afin de rendre les résultats aussi robustes que possible.

[8] Le favoritisme politique est largement facilité si des politiques peuvent être modifiée de façon discrétionnaire. Utiliser des critères « techniques » (par exemple basées sur la population, le niveau de pauvreté, etc.) afin d’allouer des fonds peut être par exemple une autre façon de diminuer ce phénomène. Le rôle de la presse et de manière plus générale, de l’information accessibles aux citoyens est aussi largement discuté en économie politique et pourrait limiter le favoritisme politique. L’effet de l’information des citoyens sur les incitations des politiciens est discuté par exemple dans Svaleryd et Vlachos (2009).

[9]                  Le favoritisme politique n’est pas le seul phénomène concerné. Solé-Ollé et Viladecans-Marsal (2012) suggèrent par exemple que la compétition politique peut limiter l’influence de groupes d’intérêt dans l’élaboration de politiques publiques. 

Diplômé de l'École d'Économie de Toulouse, Christophe est Maître de Conférences à l'Université de Bordeaux. Ses travaux portent sur les politiques publiques, notamment au niveau local, l'économie urbaine et l'histoire économique. Ses domaines d'intérêts portent sur l'ensemble des politiques publiques.

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